Du pain, des roses et une guitare.
Il y a quelque chose de poignant à voir ou à revoir Joe Hill, le prix spécial du Jury à Cannes de 1971 qui retrouve le chemin des salles le 18 novembre avec Malavida Films et après une longue restauration. Parce qu’il réussit à capter dans l’air du début des seventeens tout ce qui manque dans l’air du temps actuel. En tout premier lieu l’aspiration au plaisir de vivre.
Joe Hill, film originel. Qui tout entier rejette Bergman et les studios, respire Kazan, fait chanter l’inspiration de Bob Dylan et Woody Guthrie, en appelle à la liberté de ton de Cassavetes, évoque les premiers plans d’Il était une fois en Amérique sans ses effets de caméra, ou ceux de The Migrant allégé de sa bruine larmoyante, et où rôdent Ken Loach ou Olivier Assayas.
Autant dire que quelque chose s’écrit qui est d’emblée historique dans cette sorte de road movie ouvrier qui suit l’itinéraire initiatique d’un immigré suédois dans l’Ouest américain, où les nouvelles formes de travail s’inventent en même temps que surgissent les premières revendications.
Une ode à la figure de l’ellipse.
Inventer, c’est le beau mot qui définirait le mieux le rôle donné à sa caméra par le réalisateur et metteur en scène suédois Bo Widerberg (1930-1997) épris de ce que l’on appelle la nouvelle vague française et de ce qui est bien une quête d’indépendance hédoniste et oisive, d’anticonformisme revendiqué et qui se retrouverait dans une sorte d’heureux « camérabutinage ». Ce serait peut-être oublier la signature stylistique du film, tendu par une écriture savamment elliptique et parfois énigmatique.
Pas de démonstration, encore moins de lourdeur illustrative pour dire la vie miséreuse dans New York des années 1900 comme pour nous faire comprendre les petits et les grands événements qui émaillent le parcours du jeune baladin à la recherche de son frère (hommage à Sur la Route de Jack Kerouac qui avait perdu le sien?). Juste la voix de Joan Baez sur une guitare sèche baladeuse, les bas-fonds de New York saisis comme en passant par une lady à la poursuite de son étole de vison, ici tout commence et se termine par une chanson qui rappelle la douce impermanence de la vie et ses utopies : A Pie in the Sky.
Autant de raisons qui font que l’expression « réalisme social » souvent employée pour Bo Widerberg peut sembler inadaptée. L’écriture discontinue, la vie saisie sur le vif dans sa réalité sociale certes, mais sans effet de réalisme, avec le goût et le sens de l’authenticité souvent due à une part d’improvisation nous épargnent la rugosité du réel pour, au contraire, nous le faire effleurer.
De la lutte sociale considérée comme un art et l’art comme un droit.
Joe Hill est un nom de plume. Celui de Joe Emmanuel Hillström, poète, auteur-compositeur, travailleur itinérant, chantre de la contre-culture ouvrière et donc, de la lutte sociale. Un homme, un artiste qui s’invente en marchant, au fil des rencontres, notamment celle de l’Industrial Workers of the World (IWW). Remarquablement interprété par l’acteur suédois Thommy Berggren, immortalisé par La Ballade de Joe Hill de Joan Baez (considéré comme l’un des dix meilleurs protest songs par The Telegraph), Joe Hill fait l’objet d’un hommage mérité dans 1919, au sein de la mythique Trilogie USA* de John Dos Passos et, le 17 novembre, d’un concert au Troubadour de Los Angeles, réunissant notamment Joan Baez et Rich Robinson à l’occasion du centenaire de la mort du poète-syndicaliste. Le guitariste de Rage Against The Machine, Tom Morello résume ainsi son héritage musical: “Joe Hill’s influence is everywhere. Without Joe Hill, there’s no Woody Guthrie, no Dylan, no Springsteen, no Clash, no Public Enemy, no Minor Threat, no System of a Down, no Rage Against the Machine.”
Ce qui nous amène étrangement au syndicalisme. A ce qu’il aurait pu être si Georges Marchais avait été un séduisant chanteur folk, Henri Krasucki un gai troubadour ou Jim Morrison un militant de Force Ouvrière. Car dans les balbutiements du XXe siècle, l’art est partie prenante des premiers pas du syndicalisme américain qui, en sus du pain, revendique des roses. Qui chante pour réclamer le droit au rassemblement public. Qui voit le syndicalisme comme le prolongement naturel de la solidarité humaine. « Oui, je veux vous montrer le monde réel, sa dureté, mais je veux aussi que vous rêviez » affirme Bo Widerberg en écho à son personnage. Il y a un peu de Mai 68 dans ce cinéma qui fait la part belle à l’utopie comme moteur de l’action et de la réflexion, où quelque chose se soulève avec la fraîcheur et l’enthousiasme des premières fois.
Une légende et non un conte.
Mais il est un moment où la guitare s’arrête et où les lendemains ne chantent plus. Un moment où le syndicaliste se trouve d’autant plus blacklisté qu’il est populaire et donc redouté. « Où sont mes amis ? » demande celui qui entre dans la légende en illustrant la sentence « Certaines personnes sont plus dangereuses mortes que vivantes. »
Migration, misère, injustice, combat social, souffrance au travail, chanson engagée, le film se trouve d’une étonnante actualité qu’illustre l’image de ces migrants aux yeux noircis, cachés par les essieux. Une actualité qu’il interroge et éclaire sans oublier sa guitare sèche.
*1919, in U.S.A de John Dos Passos, Quarto Gallimard 2002, page 717.
Crédit photos : © Malavida
Par Danielle Lambert
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