Le film de la peur

En 1977, Friedkin signe “Sorcerer”, remake du “Salaire de la peur”, l’un de ses plus grands films. Un tournage hallucinant dans la jungle dominicaine, un bide monumental face à “La Guerre des étoiles”. Un livre de Samuel Blumenfeld raconte cette aventure hors normes.

Sorcerer (1977, en vf, Le Convoi de la peur) est non seulement un des plus beaux films de William Friedkin mais aussi une oeuvre emblématique du Nouvel Hollywood (et de sa fin), d’une époque où les cinéastes aventuriers avaient momentanément pris le pouvoir sur les studios et réussissaient à leur imposer des projets casse-cou en termes de logistique, de coûts et d’incertitude au niveau de la rentabilité.

La suite de l’histoire le prouvera amplement : sorti sur les écrans américains en même temps que La Guerre des étoiles, Sorcerer sera un bide retentissant. Trois ans plus tard, La Porte du paradis plantera le dernier clou dans le cercueil du Nouvel Hollywood. Un beau livre de Samuel Blumenfeld raconte l’aventure de ce film hors normes.

Image-temps, image-mouvement

Sorcerer est un film puissant, prenant de bout en bout, qui offre au public sa ration de suspens et d’action. Mais à l’encontre des blockbusters d’aujourd’hui, c’est aussi un film qui sait prendre son temps, ancrer ses protagonistes dans un contexte existentiel et dans un décor quasi-documentaire. Remake du Salaire de la peur de Henri-Georges Clouzot, Sorcerer raconte bien l’aventure sous tension de quatre hommes qui doivent unir leurs forces pour convoyer un chargement d’explosifs à travers la jungle. Mais Friedkin ne fait démarrer le convoi et l’action proprement dite qu’à mi-chemin du film.  Auparavant, il aura pris soin de montrer la vie d’avant de chaque protagoniste et les raisons qui les ont réunis dans un bled-bidonville au fin fond de l’Amérique latine. On a donc un tueur à gages qui exécute une cible au Mexique, un Palestinien qui commet un attentat en Israël, un Français sur le point d’être arrêté et ruiné pour délit d’initié à la Bourse, un gangster américain demi-sel recherché par une bande mafieuse.

Friedkin consacre une heure de son film à observer minutieusement ces circonstances à Vera Cruz, Jerusalem, Paris, New York, transformant son préambule en une véritable première partie qui offre un arrière fond, un passé, un poids de chair et d’existence à ces futurs mercenaires de la jungle. Pour reprendre la distinction deleuzienne, il commence par de l’image-temps avant d’embrayer sur l’image-mouvement. Friedkin ne se contente pas d’une vague reconstitution en studio, il se déplace avec toute sa logistique pour filmer vraiment ces lieux éparpillés sur la planète avec talent et authenticité comme peut le constater le spectateur français pour la partie parisienne.

C’est la même authenticité documentaire des lieux qui transpire, c’est le mot, dans toute la partie amazonienne (même si le film est tourné en république dominicaine). Le film est tourné dans un véritable village, avec ses habitants comme figurants ou seconds rôles, puis dans une vraie jungle, avec toutes les difficultés que celà pouvait entraîner en termes logistiques et financiers et en risques physiques. Friedkin tenait à un certain réalisme et refusait trucages et effets spéciaux. Même la grande séquence du pont de singe fut tournée sur une véritable passerelle branlante. Les camions étaient certes attachés par des câbles pour ne pas chuter dans la rivière mais c’est tout : le reste, l’instabilité et l’étroitesse du pont, le franchissement des camions, est authentique.

Entre Coppola, Herzog et Tintin

Le livre de Blumenfeld raconte tout cela dans le détail, à partir d’entretiens avec les principaux protagonistes du film, à commencer par Friedkin bien sûr, mais aussi le scénariste Walon Green, l’assistant-réalisateur Mark Johnson, la fille du comédien Amidou. Il détaille le chemin du casting, aussi tortueux que les sentiers de la jungle : le film était prévu pour Steve McQueen, mais celui-ci finissant par décliner, il fut remplacé par Roy Scheider, très bon comédien mais tout sauf une star bankable. A ses côtés, une bande d’excellents acteurs européens (Bruno Cremer qui remplaçait Lino Ventura, Francisco Rabal et Amidou) mais totalement inconnus aux États-Unis. Casting qui participe de l’intensité du film et de sa dimension existentielle mais a sans doute contribué à son échec commercial. Aucun studio d’aujourd’hui ne lancerait une production coûteuse avec pareille distribution.

Blumenfeld raconte aussi comment s’opéra le choix de la république dominicaine dont une partie était quasiment la propriété de la Gulf & Western, la multinationale pétrolière qui possédait le studio Paramount, producteur du film. Friedkin et ses collaborateurs ont aussi rencontré les autorités de cette république dominicaine qui n’avait de « république » que le nom : un dictateur grabataire potiche, un “vizir” patibulaire se baladant avec une mitraillette en bandoulière et faisant la pluie et le beau temps à la place du “calife”, tel un général Alcazar réel. Des scènes à la fois inquiétantes et cocasses qui évoquent des aventures de Tintin comme L’Oreille cassée ou les Picaros. Ce récit romanesque et savoureux est complété par une belle iconographie dispensant photos inédites, dessins, pages de scénario annotées, correspondance…

Truffaut disait « le cinéma, c’est faire faire de jolies choses à de jolies femmes ». Dans Sorcerer, film viril, voire réflexion sur la virilité, les femmes sont en lisière du récit et Friedkin semble avoir conçu ce film pour faire faire de dangereuses choses à de rugueux hommes. Trip parfois halluciné, aux confins de la vie et de la mort, du suicide ou de la renaissance, évoquant aussi bien le Aguirre d’Herzog que l’Apocalypse now de Coppola, Sorcerer est à (re)découvrir absolument. Comme il est recommandé de lire l’ouvrage de Blumenfeld qui rend justice à ce film d’une autre époque, d’une autre étoffe.

par Serge Kaganski (Les Inrockuptibles)

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