Alors que l’intégralité des films du cinéaste ressort en version restaurée en salle, Luc Béraud, son ancien assistant et auteur du livre Au travail avec Eustache, revient sur l’œuvre foisonnante du réalisateur, entre propositions documentaires insolites et audacieux longs métrages de fiction. Entretien.
Qui était Jean Eustache et quelle empreinte a-t-il laissée dans l’histoire du cinéma français ?
Jean Eustache est l’une des figures les plus importantes de l’histoire du cinéma français. Il commence sa carrière dans les années 1960 avec plusieurs courts métrages, avant de passer aux longs métrages de fiction et aux documentaires à la fin de cette même décennie. En 1972, il tourne La Maman et la Putain, qui obtiendra le prix spécial du jury au Festival de Cannes en 1973. Il a ensuite réalisé Mes petites amoureuses, Numéro deux, ou encore La Rosière de Pessac, qui sont restés invisibles pendant un certain nombre d’années, jusqu’à aujourd’hui. Il s’est suicidé en 1981.
Comment définir le style Eustache ?
C’est un style qui cherchait à aller le plus loin et le plus profondément possible en termes de « cinéma ». J’ai notamment été son assistant sur le tournage de La Maman et La Putain. On était une équipe de seulement 11 personnes. Jean Eustache s’efforçait toujours d’aller à l’essentiel, tout en creusant profondément dans la conscience de l’être humain. Ses films racontent des histoires d’une gravité extrême, comme dans La Maman et la Putain et Mes petites amoureuses, filmées de manière frontale. Il avait cette phrase géniale : « Il y a des caméras pour regarder et des caméras pour écouter. » Je pense que Jean Eustache préférait écouter : il plaçait toujours sa caméra en face de la personne qui parlait.
Comment caractériser son œuvre qui mêle à la fois courts métrages, remakes de ses propres films, documentaires ou encore longs métrages de fiction ?
Contrairement aux apparences, La Rosière de Pessac 79 n’est pas un remake de La Rosière de Pessac ! Jean Eustache avait en réalité cette idée de filmer une rosière tous les dix ans. Il a pu le faire en 1968, puis en 1979. Pour le reste, je peux tout simplement dire qu’Eustache était surtout un témoin de son temps. Il n’était soumis à aucune contrainte cinématographique, choisissant toujours le format qu’il souhaitait sur le moment. Il était le témoin des aventures de sa vie. Il pouvait très bien réaliser un long métrage de fiction inspiré de sa propre vie, comme Mes petites amoureuses, puis un documentaire de 1 h 50, Numéro deux, où il filme sa grand-mère. On peut dire qu’il avait un esprit libre.
Jean Eustache préférait écouter : il plaçait toujours sa caméra en face de la personne qui parlait.
Son œuvre est-elle autobiographique ?
Oui ! Du côté de Robinson, Les Mauvaises Fréquentations, Le Père Noël a les yeux bleus, Mes petites amoureuses, La Maman et la Putain… Ce sont des tranches de sa propre vie qu’il racontait dans ses films. Mes petites amoureuses devait être à l’origine son premier long. Mais durant l’été 1972, il a vécu une aventure passionnée avec une infirmière de l’ancien hôpital Laennec à Paris, comme Alexandre dans La Maman et la Putain. Il écrivait à côté de grandes envolées lyriques et des monologues interminables qu’il me montrait au Café de Flore. En janvier 1972, il m’annonce finalement que l’on va laisser de côté Mes petites amoureuses pendant un moment pour travailler sur un autre long métrage : La Maman et la Putain. C’est dire à quel point son œuvre est autobiographique et libre.
Vous avez été son assistant sur trois films. Quelle était sa méthode de travail ?
Au moment de La Maman et la Putain, il avait énormément de pression sur les épaules, en raison de la durée du film et des exigences du scénario, que les acteurs devaient savoir par cœur. Françoise Lebrun avait notamment un monologue assez long, qu’elle devait connaître sur le bout des doigts. On a finalement fait peu de prises, mais le challenge était sacrément impressionnant, étant donné qu’elle était filmée face caméra. Jean Eustache a ensuite été écrasé par le scandale provoqué par le film au Festival de Cannes. Il en est devenu extrêmement mal à l’aise, et donc plus sage, comme sur le tournage de Mes petites amoureuses, bien plus nuancé. Sa méthode de travail dépendait du film sur lequel il travaillait.
Justement, quelle fut la genèse de Mes petites amoureuses ?
En 1969, Jean Eustache avait vu au cinéma L’Enfance nue, le premier film de Maurice Pialat, qui l’avait complètement émerveillé. Cela l’a grandement inspiré pour Mes petites amoureuses, qui s’inscrit dans une sorte de continuité autobiographique vis-à-vis de son auteur. En guise d’hommage, Pialat joue d’ailleurs dans le film.
Eustache était un témoin de son temps. Il n’était soumis à aucune contrainte cinématographique, choisissant toujours le format qu’il souhaitait sur le moment.
Quelle était la place de Jean Eustache au sein de la Nouvelle Vague ?
Il n’en faisait pas partie ! Jean Eustache faisait plutôt partie de la post-Nouvelle Vague. J’estime que la Nouvelle Vague s’arrête à la sortie de Pierrot le Fou, quelque part entre 1965 et 1967. À cette époque, Jean Eustache ne tournait que des courts métrages. Les figures majeures de la post-Nouvelle Vague sont Jean Eustache, Maurice Pialat et Pascal Thomas.
Comment expliquer le succès de La Maman et la Putain aujourd’hui, cinquante ans après sa sortie ?
Il faut savoir que le film est devenu extrêmement rare au fil des années. Boris Eustache, l’héritier direct de Jean Eustache, ne voulait pas le restaurer. En conséquence, La Maman et la Putain est devenu un mythe. Pendant longtemps, on ne pouvait trouver qu’une version japonaise du film sur Internet. Il est ensuite passé à la télévision en 2013 après la mort de Bernadette Lafont, puis une nouvelle fois à la Cinémathèque française lors d’une rétrospective consacrée au cinéma de Jean Eustache en 2017. J’étais moi-même venu voir le film avec mes enfants. Il y avait tellement de monde que le film a finalement été programmé les deux semaines suivantes, avec des salles toujours pleines à craquer ! Les gens ont une curiosité pour cet ovni de 3 h 40. En plus d’être austère, La Maman et la Putain est une lourde charge politique contre les mouvements de Mai-68. Les positions politiques d’Alexandre sont extrêmement controversées, ce qui faisait mourir de rire la salle. Jean Eustache n’avait pas vraiment adhéré à Mai-68. En tant que fils de prolétaire, il y voyait un mouvement de bourgeois en colère.
Jean Eustache a tourné trois films avec Jean-Pierre Léaud. Quelle était leur relation ?
Jean-Pierre Léaud est un acteur tout à fait exceptionnel, qui n’est pas passé par une école d’acting. Il a appris son métier au fil des rôles, et notamment grâce aux Quatre Cents Coups de François Truffaut. Il n’avait pas de technique, il faisait les choses à l’instinct. Du coup, Jean Eustache était très autoritaire avec lui sur les tournages du Père Noël a les yeux bleus et La Maman et la Putain. Il y avait toutefois une certaine fraternité et un respect mutuel entre les deux. Grâce aux indications d’Eustache, Léaud s’est surpassé sur La Maman et la Putain, réussissant à produire une performance sidérante, unique. Chaque dialogue venait du plus profond des entrailles de Léaud, mais aussi d’Eustache lui-même.
Pourquoi l’œuvre d’Eustache a-t-elle mis autant de temps à (re)voir le jour ?
Boris Eustache a retenu pendant un certain temps les films de son père, mais pour une bonne raison. Il voulait restaurer l’intégralité de son œuvre, pas seulement La Maman et la Putain. J’ai au départ pris position contre lui. Mais j’ai fini par comprendre sa décision au moment où toute l’œuvre d’Eustache a finalement été restaurée, prenant alors une valeur considérable. Il faut savoir que si La Maman et la Putain n’avait pas marché lors de sa ressortie l’année dernière, je ne sais pas si on aurait pu voir les autres films aujourd’hui. Grâce à ce succès, les spectateurs vont développer une certaine curiosité concernant le reste de sa filmographie !
Le cinéma de Jean Eustache est-il toujours d’actualité en 2023 ?
J’ai été voir la copie restaurée de La Maman et la Putain l’année dernière dans une salle pleine. C’était une avant-première, et le public était enthousiaste. Il n’y avait pas un bruit dans la salle, mais les rires affluaient au moment des scènes comiques. Le public était complètement hypnotisé. Tourner un film comme celui-ci aujourd’hui paraît impensable. Mais toutes les personnes ayant un minimum d’intérêt pour le cinéma, et notamment les plus jeunes, seront curieux d’aller voir l’œuvre de Jean Eustache en salle, qui est d’une richesse incomparable.
La restauration des films de Jean Eustache a bénéficié de l’aide sélective à la numérisation des œuvres cinématographiques du patrimoine du CNC.