Douglas Sirk, du mélodrame au cinéma total

Douglas Sirk n’est plus l’inconnu de l’histoire du cinéma qu’il est resté pendant toute son activité. On a reconnu en lui depuis longtemps le maître du mélodrame américain ; son point de vue critique sur les États-Unis, sa sensibilité féministe, ont été analysés. Avec le recul, on découvre une productivité et une diversité étonnantes : quarante films en vingt-cinq ans, avec au milieu une interruption de quatre ans due à l’exil.

Detlef Sierck, metteur en scène allemand

Douglas Sirk s’appelle encore Detlef Sierck quand il commence à mettre en scène au théâtre, juste après la Première Guerre mondiale. À vingt-cinq ans à peine, ce surdoué prend la direction du théâtre de Chemnitz, puis de Brême et de Leipzig, où il dirige la programmation et met en scène lui-même : certaines années, plus d’une pièce par mois. Alors que la république de Weimar va vers sa fin, ses spectacles abordent des sujets brûlants, l’occupation de la Ruhr, la condamnation des anarchistes Sacco et Vanzetti aux États-Unis, la femme dans le mariage, l’industrie… Au début de 1933, sa création à Leipzig du Lac d’argent, opéra de Kurt Weill, fait scandale et est attaquée par la presse nazie et menacée par les SA une semaine avant l’incendie du Reichstag. Ses jours au théâtre sont comptés.

La UFA, le plus grand studio européen, a gardé le souvenir du meilleur cinéma allemand. Sirk décide avec le cinéma de se débarrasser de la culture « élitaire » du théâtre, dont il reste profondément marqué. Mais son travail scénique va irriguer tout son art. Il va transposer au cinéma le meilleur de son expérience, et n’oubliera jamais que la mise en scène est au cœur du spectacle. Comme Cukor, Visconti, Bergman, Ophuls, c’est à partir de, et avec, son bagage de théâtre que Sirk sera cinéaste. Il se plonge dans le cinéma avec une fureur de travail : sept longs métrages en trois ans. Le meilleur, Schlussakkord (La Neuvième symphonie), est un mélodrame qui appose déjà sa signature sur le genre : la lutte autour d’un enfant, une épouse infidèle, et la fascination de l’Amérique, le spectacle dans le spectacle, la présence de la musique à travers un héros chef d’orchestre. Enfin, il crée la star internationale qui manque à l’Allemagne après 1933 : Zarah Leander, chanteuse androgyne à la voix grave, dans les deux films qui définissent son image, Paramatta, bagne de femmes et La Habanera. Ce sont d’immenses succès. Mais en cette année 1937, Goebbels met la main sur la UFA, qui sera désormais au service de l’État nazi. Sierck est attaqué à cause de sa femme juive. Plutôt que d’être contraint aux compromis, il décide de partir avec elle. Dans des circonstances aventureuses, et sans perspective concrète dans l’exil, ils fuient l’Allemagne dans les derniers jours de 1937.

Sierck émigre à quarante ans. Il a mis en scène une bonne centaine de pièces dans quatre villes, traduit Shakespeare et d’autres auteurs, formé des comédiens de théâtre et de cinéma, réalisé sept films à succès, lancé une star. Mais sa réputation ne l’aidera pas à la mesure de ces accomplissements. Le couple a un but, l’Amérique. Après une errance de deux ans à travers l’Europe, une fois arrivés à destination, en Californie, Douglas Sirk (son nouveau nom) et sa femme tiennent une ferme et vivent à l’écart du cinéma. Il découvre et apprend à aimer profondément – et sans illusions – le pays et ses habitants.

Douglas Sirk, cinéaste américain

Un groupe d’exilés fait appel à lui pour diriger Hitler’s Madman, sur l’attentat contre le « bourreau » de la Tchécoslovaquie, le Reichsprotektor Heydrich (parallèlement aux Bourreaux meurent aussi de Fritz Lang). Son activité de cinéaste reprend. Le temps de trois films, il croise son acteur idéal, George Sanders. L’élégance désabusée et l’ambiguïté de ce dandy européen donnent à des films comme Scandale à Paris une forme de mélancolie légère qu’il qualifie lui-même à l’occasion de « mozartienne ». Dans un second mouvement, il s’intéresse à la réversibilité des relations humaines avec Jenny, femme marquée (d’après un scénario de Samuel Fuller) ou à la mince frontière entre le visible et l’invisible dans le grand film méconnu qu’est La Première Légion.

Après l’échec d’une tentative de retour en Allemagne en 1949, nouveau tournant. Au lieu de l’indépendance, Sirk cherche la discipline d’un studio pour se construire un espace de liberté. Il le trouve dans la plus petite des majors, Universal. Il y devient une sorte de « réalisateur maison », travaillant à la commande un peu de la manière dont, en Allemagne, il pouvait monter une quinzaine de pièces dans la saison : six films en un an et demi (1951-1953), vingt et un en huit ans. Il affine son attitude envers le matériel ingrat qui lui est fourni, se glisse dans les conventions des genres. Il ébauche une petite comédie humaine, un tableau ironique de l’Amérique des petites villes vue d’en bas. On est frappé dans ces films par le soin, la précision de la facture, par une volonté d’épuiser les ressources du décor et bientôt de la couleur (Qui donc a vu ma belle ?), qualités rares dans les studios californiens. Parti de ce travail « à la chaîne », Sirk métamorphose les commandes pour aborder enfin la grande forme, répondant à l’étymologie (qu’il a souvent rappelée) du mot « mélodrame » : drame avec musique. Grand directeur d’acteurs, il éveille le talent de Rock Hudson et bientôt de Robert Stack et Dorothy Malone, offre à James Dean l’occasion de faire sa première apparition à l’écran. Sous sa direction, Charles Boyer, Barbara Stanwyck, Charles Coburn, Jack Palance, Lana Turner se surpassent.

De film en film, cet immigrant capture comme peu l’ont fait l’esprit et l’autoreprésentation du pays, jusque dans ses tares : bigoterie, misogynie, culte de l’argent, mépris de classe, racisme… Ses plus beaux personnages sont des marginaux : Rock Hudson dans Tout ce que le ciel permet, les aviateurs dans La Ronde de l’aube, la métisse Susan Kohner dans Mirage de la vie… Si on ajoute Écrit sur du vent et Le Temps d’aimer et le temps de mourir, on a le sommet de son parcours hollywoodien, au terme duquel il tient à retrouver l’Europe. Encore quelques mises en scène de théâtre, trois courts métrages avec les étudiants de Munich et, en manière de testament, un des plus beaux livres sur le cinéma : Conversations avec Douglas Sirk de Jon Halliday.


Bernard Eisenschitz est traducteur et historien du cinéma. Auteur de nombreux ouvrages (Roman américain : les vies de Nicholas Ray, Fritz Lang au travail, Gels et dégels : une autre histoire du cinéma soviétique…), il vient de publier aux Éditions de l’œil Douglas Sirk, né Detlef Sierck. En 1992, il a consacré un ouvrage à Man Hunt (éditions Yellow Now) et, en 2011, il a écrit un essentiel Fritz Lang au travail (éditions Cahiers du cinéma).

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