L’histoire du cinéma propose de garder en mémoire les grands films réalisés par les hommes en excluant ou en oubliant de citer, consciemment ou non, certains des grands films réalisés par les femmes. En effet, nombreuses sont les réalisatrices qui semblent avoir été écartées par la critique ou par l’université. Certaines d’entre elles ont cependant pu bénéficier d’une couverture médiatique et littéraire importante telle Agnès Varda, exception qui confirme la règle. Car en étudiant l’histoire du cinéma dans son ensemble, on ne peut que constater la sous-représentation des réalisatrices.
Aujourd’hui en 2020, il est urgent de réhabiliter et de faire connaître le travail de nombreuses réalisatrices oubliées ou méconnues.
Cette réhabilitation à été amorcée depuis quelques années par les acteurs de la vie culturelle. La question de la représentation des femmes dans l’histoire du cinéma est en effet devenue une question centrale donnant lieu à de nombreux événements, cycles de projections, conférences et publications littéraires, nous permettant une lecture nouvelle, une lecture plus juste et une meilleure compréhension de l’histoire du 7e art.
En 2019, les Cahiers du Cinéma avaient consacré leur numéro d’été à une histoire des réalisatrices avec, pour question centrale : « quelle place pour les réalisatrices dans l’histoire du cinéma ? » Évoquant une « histoire en ruines », il s’agissait pour les critiques de la revue de rassembler, dénicher et redécouvrir les films à même de constituer les jalons d’une histoire jusqu’alors accidentée en ce qu’elle révélait une diversité d’œuvres éparses mais aussi des carrières et des vies brisées. Il s’agissait aussi d’inscrire ce corpus dans l’histoire du cinéma tout en confrontant des films inconnus à des œuvres de notoriété publique.
La même année, la publication française de l’essai de Laura Mulvay, Fétichisme et Curiosité, traduit plus de vingt ans après sa première parution anglophone, contribuait à une plus large réception des concepts de regard masculin (male gaze) et de regard féminin (female gaze) au cinéma. En démontrant comment les films se fondent sur un inconscient patriarcal, la théoricienne britannique dénonçait une asymétrie dans les rapports hommes/femmes et l’uniformité d’une production hollywoodienne, véhicule d’un effacement et d’une déshumanisation des femmes. Cet essai témoigne de la nécessité d’interroger les causes et les effets d’une invisibilité féminine, autant dans les films que dans l’histoire du cinéma.
Alice Guy
2020 a vu la sortie du documentaire Be Natural en France, un film réalisé par Pamela B. Green et qui fut programmé par Culture & Cinéma à l’automne. Ce documentaire retrace la vie et valorise l’œuvre d’Alice Guy, méconnue, décisive et néanmoins foisonnante, celle d’une pionnière du cinéma découvrant les possibilités narratives et fantastiques d’un art nouveau. Les projections des films d’Alice Guy au cinéma sont encore rares aujourd’hui et il est difficile même pour le cinéphile d’y avoir accès. Cependant, nous pouvons espérer que Be Natural, par son retentissement, permettra à certains de ces films d’être à nouveau à l’affiche !
Kira Mouratova et les pionnières du cinéma soviétique
Ces deux dernières années ont été marquées par la mise au jour de la cinéaste ukrainienne Kira Mouratova, à la faveur d’une rétrospective et sous l’impulsion des recherches menées par Eugénie Zvonkine, dont Culture & Cinéma s’était fait l’écho par la programmation de trois films, Longs Adieux (1971), Parmi les pierres grises (1983) et Le Syndrome asthénique (1990). A elle seule, la bande-son de chacun des films de Mouratova constitue une poésie sonore originale. L’ensemble de son œuvre se révèle inventive, libre et d’une grande diversité formelle.
Cet automne, à la faveur d’une rétrospective à la Cinémathèque de Bercy, chacun fut incité à remonter le temps pour (re)découvrir les pionnières du cinéma soviétique. Citons Alexandra Khokhlova et les films L’Affaire des fermoirs (1929) et Sacha (1930) ; Esfir Choub avec La Chute des Romanov (1927) et Komsomol, parrain de l’électrification (1932). Choub étant une pionnière du montage d’archives, il serait réducteur de se contenter d’indiquer l’influence de Dziga Vertov pour évoquer un travail d’une grande rigueur.
Ida Lupino
A l’automne 2020, la ressortie en salle de films d’Ida Lupino, réalisatrice américaine dont Culture & Cinéma a pu programmer le chef d’œuvre Outrage (1950) lors d’une soirée animée le 23 octobre 2020 par Mathieu Macheret, critique au Cahiers du Cinéma et au Monde, contribue un peu plus à asseoir la notoriété d’une œuvre qui n’a rien à envier aux grands classiques du cinéma hollywoodien et qui, de surcroît, parvient subtilement à sonder les sentiments humains. Au delà de leur reconnaissance institutionnelle, les films de Lupino gagnent aujourd’hui à sortir des cercles d’initiés, plus de 60 ans après avoir figuré parmi les films fétiches du groupe cinéphile Mac-Mahon.
Agnès Varda
L’association Culture & Cinéma avait programmé le film emblématique d’Agnès Varda, Cléo de 5 à 7 (1962) au calendrier du mois de novembre. La fermeture des lieux culturels pour faire face à la pandémie nous a contraint à suspendre l’ensemble de la programmation en attendant une réouverture prochaine des salles. Cléo de 5 à 7 occupe une place importante dans l’histoire du cinéma en ce qu’il marque, avec les Quatre Cents Coups (1959) de Truffaut et A bout de souffle (1960) de Godard, l’avènement d’un nouveau cinéma populaire et d’une nouvelle génération de cinéastes : la Nouvelle Vague et le groupe Rive gauche. Quelques années auparavant, avec son précédent long métrage, La Pointe courte (1955) Varda préfigurait déjà l’éclosion d’une nouveauté cinématographique sous le signe de la spontanéité, par une facture légère et des moyens de production réduits. Par la suite, avec une production prolifique donnant à la fois dans la fiction et le documentaire, Varda proposera des films en forme de terrains de jeu où se côtoieront l’intime et le poétique. Affirmation d’un geste artisanal à grande échelle, ce cinéma intuitif et instinctif annoncera aussi, à sa façon, le tournant intimiste des films d’Alain Cavalier.
Germaine Dulac, Maya Deren, Nelly Kaplan : au-delà du surréalisme
Au-delà d’une vision simpliste qui entendrait réduire Germaine Dulac au premier film surréaliste de l’histoire, La Coquille et le Clergyman (1927), il y a une œuvre colossale (une soixantaine de fictions et de documentaires), novatrice et imprégnée d’engagement politique qu’il s’agirait de faire connaître. Pionnière de l’avant-garde des années 20, exploratrice du cinéma en dehors des sentiers littéraires et théâtraux, Dulac œuvre autant par ses films que par ses écrits théoriques à la reconnaissance culturelle du cinéma en tant qu’art autonome. Ses films expriment le souci d’exploiter les potentialités intrinsèques du cinéma en rendant palpable les sentiments et la psyché humaine.
Maya Deren, cinéaste américaine d’origine ukrainienne, n’est rien moins que la fondatrice du cinéma expérimental américain. Son triptyque « autobiographique », composé de Meshes of the Afternoon (coréalisé avec Alexander Hammid en 1943), At Land (1944) et Ritual in Transfigured Time (1946) en pose les premières bases essentielles : jeux de miroirs et autres expériences de perception comme autant de tentatives de dépassement de la représentation. Avec une approche anthropologique aux marges du surréalisme, l’ensemble de la production de Deren explore la notion de rituel commune aux arts et aux sociétés. Ses films représenteront autant une influence pour David Lynch que pour l’ensemble de la production expérimentale internationale, à l’exemple de la cinéaste italienne Marico Valente, disparue en 2007.
Le décès en novembre de Nelly Kaplan, réalisatrice qui est injustement réduite au scandale de son premier film, La Fiancée du pirate (1969), imposerait un hommage en forme de réhabilitation de l’ensemble de sa filmographie. Œuvre aux tonalités comiques et érotiques, il serait temps de (re)découvrir Papa les p’tits bateaux (1971), Néa (1976) ou encore Charles et Lucie (1979), intrigues d’une drôlerie subversive, ainsi que ses nombreux documentaires des années 60. Il s’agirait autant de sortir Kaplan de l’ombre des figures historiques de la Nouvelle Vague que de celle des artistes surréalistes dont elle fut proche.
Chantal Akerman
Dans une autre radicalité se situent les films de Chantal Akerman qui indique avoir autant puisé son inspiration initiale dans les films de Godard que dans les films de Warhol ou de Michael Snow, un pied à l’intérieur et un pied à l’extérieur du cinéma : ce positionnement particulièrement périlleux donne la teneur d’une expérience risquée et exigeante sans restriction de format ou de genre, sous le signe de la fragilité. De la cinéaste belge, citons Je, tu, il, elle (1974), film intuitif et minimaliste, Jeanne Dielman (1975), exploration psychique de la domesticité. Dans des veines plus documentaires, D’Est (1993) est l’expérience d’un voyage de l’Allemagne à la Russie ; Sud (1999)forme le tombeau de James Byrd, un noir assassiné en 1988 au Texas. En investissant galeries et musées, Akerman ne cessait de déplacer et rebattre les cartes de ses questionnements esthétiques aux frontières du cinéma et des arts plastiques.
Marguerite Duras et Barbara Loden
A l’opposé de la figure obscure de Leni Riefenstahl dont l’actualité documentaire fait aujourd’hui état, quelle meilleure cinéaste que Marguerite Duras pour affirmer la nécessité du cinéma en dehors de toute compromission comme en dehors de tout conditionnement masculin ? Après avoir écrit le scénario d’Hiroshima mon amour (1959) pour Alain Resnais, l’œuvre cinématographique de Duras s’est constituée dans le refus de toute collaboration avec des cinéastes hommes et s’est orientée vers l’épure et la radicalité. Depuis Détruire dit-elle (1969) jusqu’au Navire Night (1978) Duras n’a cessé de proposer un « cinéma différent » ou un « autre cinéma » ainsi qu’elle aimait le désigner, ainsi que d’en explorer les limites, à l’égal de Debord ou de Godard. Aussi, Duras a vu, aimé et contribué à faire sortir de l’ombre le film unique de la réalisatrice américaine Barbara Loden, Wanda (1970) par son intervention dans les Cahiers du Cinéma en 1980. Écrit, réalisé et interprété par Loden, Wanda relate l’errance d’une femme perdue dans une Amérique précaire. L’aspect granuleux des plans associé à l’interprétation singulière de Loden contribuent à l’originalité d’une œuvre sortant peu à peu de la marginalité.
Toutes ces réalisatrices et d’autres encore continueront d’enrichir l’histoire par leurs regards singuliers. Leurs œuvres nourriront les publics et les cinéastes du futur.
En marquant son engagement en faveur d’un cinéma différent, Culture & Cinéma incite à une redécouverte du patrimoine cinématographique, à sa valorisation, son étoffement et sa remise en question. Tout au long de la saison 2020/2021, nous contribuerons à remettre en lumière toutes ces « Femmes à la caméra » !
Guillaume (membre de Culture et Cinéma)