Lola Montès: un chef-d’œuvre effrayant

Le film ressort en salles, restauré, dans la version voulue par Max Ophuls en 1955.

Le film que vous allez voir, mesdames, messieurs, est une espèce de fantôme. En décembre 1955, Max Ophuls présentait au public parisien Lola Montès, grand film en Eastmancolor et CinémaScope qui n’eut pas l’heur de plaire. Retiré de l’affiche, Lola Montès a été montré ensuite monté et doublé (le film est en français, anglais et allemand) de différentes façons.

Les efforts de la Cinémathèque française ont permis de redonner vie à un film très proche de la version que voulut Ophuls. Par la grâce d’outils numériques, Lola Montès a retrouvé ses couleurs, un son stéréophonique et son format. Ce qui ne suffira pas à dissiper un parfum de malédiction.

Bien sûr, les spectateurs de 2008 seront moins déroutés par la chronologie désarticulée du récit, par la violence chromatique des images. Mais ce qui fit fuir les spectateurs du Marignan, il y a plus d’un demi-siècle, effraie encore aujourd’hui. La déchéance livrée en pâture de la célèbre courtisane du XIXe siècle, le trafic marchand des sentiments et du plaisir restent des objets de scandale qu’Ophuls met en scène avec violence, dans une fièvre qui confine parfois au délire, sans prétendre à la compassion. C’est le plus malheureux et le moins aimable des chefs-d’oeuvre.

Après un long prologue, lorsqu’on découvre enfin Martine Carol, star de l’époque, interprète de Lola Montès, les premiers mots qu’elle prononce sont : « Ça va aller. » Parfaite antiphrase. Dans ces premières séquences, on a vu Lola en bête de cirque, offerte à la concupiscence et au mépris du public par un Monsieur Loyal monstrueux (Peter Ustinov). L’ex-courtisane qui fit tourner les têtes couronnées ne survit qu’en rejouant, sur le mode de la pantomime, les épisodes les plus scandaleux de sa carrière. Comme un cauchemar, le film glisse du spectacle de cirque à la reconstitution historique au cinéma. Lola, adolescente, met le grappin sur l’amant de sa mère ; Lola séduit et abandonne Franz Liszt ; Lola s’insinue dans l’intimité du roi Louis Ier de Bavière et provoque l’édition locale de la révolution de 1848.

SAISISSANT DE DÉSESPOIR

Quand il filme le cirque, Max Ophuls fait cavaler des nains peints en rouge, galoper des écuyères légèrement vêtues dans un charivari permanent qui tourne autour d’une figure immobile, celle de Lola, qui tient à peine debout et s’exprime d’une voix inaudible.

Depuis 1955, on a dit beaucoup de mal de Martine Carol. L’actrice n’est pas une grande tragédienne, et chacun des retours en arrière montre ses limites (la séquence de l’adolescence la fait sombrer dans le ridicule – elle était âgée de 35 ans au moment du tournage). Mais il y avait assez de tristesse en elle pour qu’elle compose un masque de morte-vivante saisissant de désespoir dans ces séquences du cirque. On dirait qu’elle ne survit que grâce à l’énergie perverse que lui insuffle son infernal Monsieur Loyal, dont Peter Ustinov fait un démon.

Les limites de l’actrice n’empêchent pas le film de se déployer dans toute son ampleur. Certes, les séquences historiques respectent en partie les lois du genre en vigueur à l’époque, mais Ophuls impose à ses deux univers les mêmes déformations qui suscitent le vertige et la claustrophobie. La caméra est suprêmement mobile (exploit prodigieux étant donné la lourdeur du matériel de l’époque), mais, au lieu d’agrandir le cadre du Scope, ces mouvements le fractionnent en un labyrinthe dont aucun personnage ne peut s’échapper.

Cette sensation est accentuée par l’utilisation récurrente de grilles, de fenêtres à petits carreaux, de rambardes qui font les barreaux de la prison dans laquelle Lola Montès s’est enfermée.

Cet enfer n’est pas celui qui guette les filles perdues. C’est celui où l’amour et l’argent s’échangent indifféremment, où la célébrité est une marchandise. Ophuls avait appris à connaître Hollywood (le cirque de Lola est américain), où il s’était exilé pendant la seconde guerre mondiale, et l’on peut discerner dans Lola Montès une parabole du viol de la culture et de l’histoire européennes par le show-business américain. Ce n’est qu’un contre-chant. Lola Montès est avant tout le récit d’une agonie. C’est le dernier film de Max Ophuls, mort deux ans plus tard.

Tomas Sotinel Le Monde

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