« Les Règles du jeu » : quatre personnages en quête d’emploi

Claudine Bories et Patrice Chagnard, les coréalisateurs de ce formidable documentaire, menaient de longue date une carrière en solo quand ils ont décidé de joindre leurs forces. Bien leur en a pris, cette association ayant visiblement surmultiplié leur talent.

En 2010, ils signent ainsi Les Arrivants, film très remarqué, tourné dans le cadre de la Coordination de l’accueil des familles demandeuses d’asile, dans le 20e arrondissement de Paris. Caméra vissée au lieu, pas de commentaires, personnages forts, observation stylistiquement orientée du face-à-face scabreux et bouleversant entre exilés et autochtones. Il en ressort un huis clos documentaire tragi-comique, sans complaisance, d’une grande justesse, d’une belle humanité.

Ils doublent aujourd’hui la mise avec Les Règles du jeu. Même épure : un lieu clos, un face-à-face entre des personnes représentatives du système et d’autres qui sont rejetées à sa marge, un enjeu fort qui consiste à voir comment les uns peuvent aider les autres à entrer dans ce système conçu pour se fermer devant eux. On aura bien compris que cette aporie fait à la fois la force et le sel du cinéma des Bories-Chagnard.

Il s’agit ici de jeunes gens désinsérés du système éducatif et du marché du travail, auxquels une formation ad hoc est censée fournir les armes nécessaires à la postulation d’un emploi. C’est, pour le dire autrement, la rencontre du gros des troupes qui nourrissent le chômage aujourd’hui en France avec le contrat d’autonomie, créé en 2008 par l’ex-secrétaire d’Etat chargée de la politique de la ville, Fadela Amara, pour aider ces jeunes dans leur démarche, ainsi qu’avec une entreprise privée spécialisée dans cette tâche et mandatée par le gouvernement pour l’exécuter.

Petit théâtre

Il n’entre pourtant pas dans l’intention du film de porter un jugement sur cette mesure, qui n’est, après tout, qu’un des remèdes parmi beaucoup d’autres invoqués par les gouvernements successifs pour endiguer, sans succès, le chômage endémique qui ravage notre pays. Le but des Règles du jeu – en cela similaire à la méthode qui qualifie le cinéma de Jean Renoir et La Règle du jeu en particulier – est à la fois plus modeste et plus ambitieux : observer comment ce petit théâtre se déroule concrètement et laisser les spectateurs se forger leur opinion.

Pour cela, des personnages sont évidemment requis, suffisamment puissants pour mobiliser la passion du spectateur. Nous les avons, en la personne de Lolita, Kevin, Hamid et Thierry, fille et gars du Nord, où s’est tourné le film, quelque part entre Roubaix et Tourcoing.

Lolita : 19 ans, brune replète et acnéique, sourire de madone, titulaire d’un BEP d’hôtellerie et de restauration, considère que sa vie est foutue depuis dix ans, s’estime trop gentille même s’il lui est arrivé de mettre un compas dans l’œil à un camarade d’école qui l’énervait, boulotte des sucreries dans l’ascenseur. Kevin, sorti de l’école à 16 ans, manutentionnaire dans le bâtiment, garçon de peu de mots mais de beaucoup d’esprit, qui n’aime pas se lever tôt et partage avec Antoine Doinel une sorte d’aristocratique nonchalance. Hamid, tête dure et pied d’or, sélectionné au centre de formation des Girondins de Bordeaux, qui a tout fait péter sur un coup de tête et s’apprête à recommencer. Thierry enfin, ouvert et souriant à la vie, sportif, qui enchaîne les intérims et devine non sans lucidité que le monde du travail sera, pour lui, beaucoup moins souriant.

De ces jeunes gens, on ne saura rien, ou si peu, de leur vie et de leur parcours, qui se laissent tout au plus deviner. A dessein, le champ du film est confiné à leur formation, aux quelques mois qui vont déterminer, pour chacun, leur très hypothétique raccrochage au train de l’emploi.

 

Formateurs cravatés

Imaginez donc une tour de verre plantée au milieu des friches de l’ère industrielle, imaginez des bureaux modernes, sans âme, antichambre d’un monde du travail dévolu à la seule rentabilité. Imaginez enfin nos quatre jeunes ch’tis à la ramasse jetés tout crus dans cette marmite, où une armada de formateurs cravatés et enrubannés, le doigt sur la culture d’entreprise, vont durant quelques mois leur enseigner les bonnes manières.

On ne reprochera pour autant au film nul manichéisme : les formateurs sont sympathiques, ils croient en leur mission, épaulent du mieux qu’ils peuvent leurs candidats. Inversement, on pressent bien que ces derniers ne mettent pas nécessairement toutes les chances de leur côté. Ils sont, les uns comme les autres, les rouages d’un système dont le film démontre, insensiblement, la cruelle absurdité. Un système d’une hypocrisie consommée, qui voudrait faire accroire que la tenue vestimentaire, les éléments de langage et la promesse d’abnégation salariale peuvent pallier la carence structurelle d’emplois générée par l’économie libérale et le sacrifice programmatique qui en résulte parmi les populations les plus défavorisées.

La maîtrise de ces « règles du jeu » apparaît vite comme ce qui sépare, fondamentalement, formateurs et impétrants. Les premiers, qui y croient, tentent de persuader les seconds, qui n’y croient pas, de leur bien-fondé. Les uns et les autres étant filmés au plus près de leur parole et de leur maintien, il s’ensuit un mystérieux effet de révélation cinématographique, en vertu duquel ceux qui détiennent le savoir paraissent parler et agir en aliénés, tandis que les ignorants semblent littéralement touchés par la grâce.

Voilà, en effet, des jeunes gens qui fondamentalement ne savent ni ne veulent se vendre, voilà des jeunes gens qui, du fond de leur déchéance, conservent clairvoyance et dignité devant un ordre social qui les veut soumis ou démis, voilà des jeunes gens qui ne peuvent pas s’accommoder du monde tel qu’il est. Voilà, en un mot, des saints, tout rayonnants de leur innocence et de leur refus. Prions pour Lolita, Kevin, Hamid et Thierry, leur exemple nous montre la voie.

Documentaire français de Claudine Bories et Patrice Chagnard (1 h 46).

Jacques Mandelbaum
Le Monde.fr | 06.01.2015