Note du cinéaste
Lorsque j’ai commencé ce travail il y a 25 ans*, André Robillard n’était pas encore le grand classique de l’Art Brut qu’il est devenu aujourd’hui. Ma caméra était une des toutes premières à croiser sa route, et je crois que d’une certaine façon, André était en quête de reconnaissance et que mon premier film a conforté sa position d’artiste.
Je n’avais pas même abordé la thématique de l’hôpital dans ce premier film, comprenant que ce qui était important pour André, c’était d’être reconnu comme artiste et surtout pas comme patient.
Et puis nous avons fait un deuxième film, 20 ans plus tard. Entre-temps, André était certainement devenu le plus ancien patient de l’hôpital psychiatrique en France, ayant séjourné plus de 70 ans dans le même hôpital, celui où il demeure encore aujourd’hui ; et c’est dans une exploration de l’hôpital, son univers depuis toujours, qu’André m’a entraîné avec ce nouveau film.
Puis, comme André s’était lancé dans l’incroyable aventure d’une carrière théâtrale, à 80 ans, nous avons fait un troisième film, pour lequel je l’ai suivi dans ses voyages pour le théâtre en plus de ses expositions. À l’occasion d’un voyage à Saint-Alban, en Lozère, où André était invité à jouer, nous revenons sur l’invention de la Psychothérapie Institutionnelle, dont l’histoire d’André à l’hôpital est finalement une sorte d’aboutissement. C’est là, à l’hôpital de Saint-Alban, que François Tosquelles, Lucien Bonnafé et d’autres psychiatres ont inventé une psychiatrie plus humaine, véritable révolution du regard sur les patients.
Les trois films peuvent se voir comme un ensemble, réalisé sur 25 ans, mais ils sont aussi bien sûr indépendants, en ce sens qu’ils proposent chacun un récit, autonome et singulier. Si le premier film présentait l’artiste et son œuvre, tandis que le deuxième revenait sur son passé et sa vie à l’hôpital, le troisième film permet d’envisager comment tout cela a été possible. Comment un homme, relégué à une situation d’abandon et d’enfermement, a pu non seulement se mettre à créer, mais y être encouragé ; comment aussi des médecins, depuis 50 ans, ont pu découvrir ce travail et favoriser sa reconnaissance dans le champ de l’Art Brut, en le communiquant dès sa découverte à Jean Dubuffet.
Toutes ces questions résonnent bien sûr avec notre présent, le devenir de la psychiatrie à l’hôpital et le retour aujourd’hui à des pratiques d’isolement et de contention que l’on croyait disparues.
Avec ce troisième film, j’achève (provisoirement peut-être) 25 ans de travail avec André Robillard ; 25 années au cours desquelles j’ai fait d’autres films aussi, en revenant toujours, régulièrement chez André. Il me reste maintenant à faire vivre ce travail, à partager cette expérience d’un compagnonnage cinématographique de 25 ans autour de l’Art Brut et de l’histoire de la psychiatrie.
H-F. Imbert
* André Robillard, chroniques de l’Art Brut : André Robillard, à coup de fusils ! (1993, 25 minutes) ; André Robillard, en chemin (2013, 80 minutes) ; André Robillard, en compagnie (2018, 92 minutes).
Henri-François Imbert a également réalisé Sur la plage de Belfast (1996) ; Doulaye, une saison des pluies (1999) ; No Pasaran, album souvenir (2003) ; Le Temps des amoureuses (2008).
Entretien avec Henri-François Imbert
Dans ce nouveau film avec André Robillard, vous avez choisi d’aborder son histoire, en évoquant notamment la Psychothérapie Institutionnelle, sujet que vous n’aviez pas abordé précédemment. Pourquoi à ce moment-là ?
En 2012, le metteur en scène Alexis Forestier et André Robillard ont été invités à jouer leur spectacle à l’hôpital de Saint-Alban. Je suis allé les filmer et je me suis rendu compte que ce film nous amenait à l’histoire de la Psychothérapie Institutionnelle.
Étiez-vous attiré par l’histoire de Saint-Alban ?
Oui, j’étais déjà allé deux fois à Saint-Alban, c’est un lieu qui m’attirait depuis longtemps, à la fois pour l’histoire de la Psychothérapie Institutionnelle et pour celle de la Résistance. Les deux histoires se recoupent en fait. Les psychiatres qui ont créé la Psychothérapie Institutionnelle, autour de François Tosquelles, ont accueilli des résistants à Saint-Alban pendant la guerre. Les deux postures se rejoignent, la posture humaniste qui dit qu’un fou est un homme et la posture de résistance qui dit qu’un homme doit vivre libre.
Une chose incroyable est que le créateur d’Art Brut Auguste Forestier a vécu là-bas. C’est l’artiste préféré d’André et j’avais eu pour projet de lui consacrer un film en 1993, dans lequel André visitait l’exposition Forestier organisée par L’Aracine, mais je manquais de matière. Auguste Forestier était décédé. Mais là, nous étions sur place à Saint-Alban, là où il avait vécu. Vingt ans plus tard, André prend totalement en charge l’enquête sur Auguste Forestier, et d’une certaine façon, nous faisons ce film sur Forestier que je n’avais pas réussi à faire à l’époque, à l’intérieur de ce nouveau film sur André.
C’est votre troisième film sur André Robillard, mais le premier pour le cinéma.
Oui, il fallait raconter l’histoire d’André et me situer dans cette histoire. Partir des liens un peu magiques, les coïncidences, les aléas, des choses très ténues qui tout à coup font sens, même si ce sens est fragile, comme de retrouver la piste de Roger Gentis en me promenant à Saint-Alban, alors qu’il est pour moi le médecin d’André à Fleury-les-Aubrais. Je ne peux éclairer ce genre de liens que par une narration en voix off, un récit à la première personne. Il y a aussi Alexis Forestier, qui nous emmène en voyage avec son spectacle, et ce retour sur Auguste Forestier, qui me permet de faire, vingt-cinq ans plus tard, dans un autre film, le film que je n’avais pas fini à l’époque.
Malgré la densité narrative du film, vous arrivez à lui insuffler une forme de légèreté.
Oui, il faut faire avec les limites du cinéma, la durée du film, la complexité des informations et l’idée de raconter une histoire. J’essaie d’amener les choses de manière poétique, par des liens avec les personnages ou les faits.
En dehors de l’historien de l’art Michel Thévoz, qui accueille André pour le vernissage de son exposition à la Collection de l’Art Brut de Lausanne, le film ne contient aucun commentaire d’experts.
Michel Thévoz a présenté les premiers fusils d’André dès l’ouverture de la Collection de l’Art Brut à Lausanne en 1976. C’est un personnage historique de la vie d’André, ce n’est pas juste un connaisseur : il lui a permis de renaître. Cela parle aussi de mon travail, dans une sorte de couche souterraine du récit. J’y pense maintenant, mais le film est encadré par ces deux personnages : au début, Madeleine Lommel, de l’association L’Aracine, qui m’a proposé d’aller filmer André Robillard, en 1993 ; et à la fin, Michel Thévoz, qui m’a accueilli avec ce premier film sur André. C’est un hommage. Ils sont pour moi comme des repères.
Entretien réalisé par Quentin Mével, extrait du livre Henri-François Imbert, libre cours, à paraître en novembre 2018 aux éditions Playlist Society.