Critique et Théorie.
L’Héroïque Lande. La Frontière brûle, réalisé par Elisabeth Perceval et Nicolas Klotz, renverse les attendus d’un film sur La Jungle de Calais, pour sonder les puissances politiques et sensibles du cinéma, avec des images qui s’imaginent depuis une Zone et avec ses fugitifs.
La boue, celle des campements de réfugiés, d’exilés, de passants, a été désignée inlassablement et exposée à l’envi via des images dites en haute définition. Le film de Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval propose l’inverse de cet enfoncement médiatique et le revers plein de surgissements de tout dispositif verrouillé : au pouvoir des expertises, L’Héroïque Lande préfère la puissance des images qui s’imaginent depuis La Jungle, avec le souci du commun et une haute estime de la fidélité.
Le film est une contre-épreuve fugitive de 3h40 qui fait de La Jungle de Calais, confisquée, une zone d’indétermination à l’énergie interdite. Interdite, aussi, en un sens renversant : elle rend interdit, déconcerte, surprend pour susciter les inattendus de tous les attendus, sans chercher ici à seulement méduser. Quelque chose comme un champ-contre-camp s’érige, une zone pour les vies et les villes du futur.
Si les habitants de La Jungle de Calais ne s’occupent pas de désigner cette boue, sans pour autant l’oublier, le film n’a aucune raison de s’y attarder. Ils laissent cette manie aux Commandeurs, aux forts, aux pouvoirs policiers – dont les lourdes bottes lunaires plastifiées ont le sens de la gravité –, et aux piétinements autoritaires des officiels de la République avec logos, qui cherchent à détruire toute fiction, à effacer le muthos, à mépriser les odyssées, à écraser les imaginations.
Personne ne devrait plus arriver. Rien ne devra plus arriver. La deuxième partie du film, la destruction technique et méthodique de La Jungle, est une archive marquée par la froideur imparable de la violence qui supprime les cabanes-foyers, animée par la volonté de l’irréparable. Pour conjurer cette violence froide, les habitants allument d’autres types de foyers : des feux.
Mais il y a, surtout, un avant pour un après de la destruction. L’Héroïque Lande s’imprègne des multitudes de couleurs qui naissent dans la nuit ; elles paraissent en défiant les apparences trop entendues, par la magie « noire » d’une petite caméra, la Blackmagic pocket, équipée d’un seul objectif à focale fixe 35 mm.
Parmi les grands cinéastes contemporains qui reconsidèrent les vies des hommes infâmes, effleurent les parias, envisagent les zones d’inimitiés (sans établir une liste inconsidérée : le Philippin Lav Diaz, le Portugais Pedro Costa, le Chinois Wang Bing, l’Algérien Tariq Teguia), Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval sondent ce que peut une caméra numérique, sans rapport nostalgique ou réactionnaire à la technique, pour envisager les puissances du cinéma. Des feux – ceux qui brûlent le visible imposé – et des ondes électromagnétiques se mêlent à des élans de vies qui trouvent leurs singularités radieuses dans leurs renvois multiples au commun, à une physique du quelconque qui donne espoir. Une communauté à venir se dessine, en raturant les légendes des cartes, en sautant par-dessus les murs et grillages des labyrinthes.
Les amorces de cette communauté paraissent ici avec L’Héroïque Lande, selon l’hypothèse d’une hospitalité pour le futur. Ce futur auquel les autorités mercantiles opposent un futurisme à la fantaisie attendue, celui des super-héros et de la science-fiction robotisée encore une fois déployée dans un projet de parc d’attractions à l’obscénité « compensatoire » et sidérante appelé Heroic Land. Le site internet officiel de ce projet frappe par son empressement, un compteur égrène chaque seconde avant l’ouverture de cette étendue du divertissement et du commerce masqué. Ce super-héroïsme des idoles sait aussi parfois détruire industriellement les puissances du cinéma, sans aucun souci des existences ou de l’existant.
L’Héroïque Lande est assurément du côté des couleurs de la « considération » (pour reprendre un des termes du couple catégoriel proposé par Marielle Macé, en lien avec les actions et relevés du P.E.R.O.U, Sidérer, considérer. Migrants en France, 2017) du réel et de l’existant. Le film ne dit pas un mot, en dehors de la trouvaille de son titre, à propos de ce projet de parc : il préfère la patience des rencontres, des écoutes, de la naissance des images (d’une nation).
Les personnages et habitants de L’Héroïque Lande donnent l’hospitalité à un film pour mieux penser depuis les puissances du cinéma, donc de la vie en puissance. Si le film n’est pas idéaliste, ce n’est pas une raison pour lui demander de refuser tout idéal. Choisir l’humanité qui doit être filmée est peut-être la question la plus importante du cinéma contemporain : celle de L’Héroïque Lande n’a besoin d’aucune volonté extérieure, d’aucune assignation morale : elle possède un secret. Celui du désœuvrement et des puissances (dé-)créatrices qui y circulent. Les lecteurs du philosophe italien Giorgio Agamben savent combien la puissance et la puissance-de-ne-pas (l’opposé du pouvoir d’interdiction du ne-pas-pouvoir) dansent dans l’acte, ici dans l’être-en-œuvre du film. Le secret des habitants de La Jungle ressemble, à s’y méprendre, à celui du cinéma pour notre époque, quand il ose le chercher en se posant le problème du commun sans pour autant tomber dans les pièges de l’ascétisme.
Pour approcher l’importance cruciale de ce film, une autre philosophe, avec un engagement différent, doit être convoquée : Marie-José Mondzain et son livre décisif intitulé Confiscation. Des mots, des images et du temps (2017). Traversé par le cinéma, cet essai peut dialoguer précisément avec L’Héroïque Lande :
« Mon désir d’analyser et de défendre la radicalité avait été stimulé par une combinaison de dégoût et de colère. Mais il est hors de question, et c’est bien loin de mon propos, de donner du pouvoir à la plainte et de conférer une énergie politique au chagrin et aux larmes. Je crois au contraire que la radicalité véritable est inséparable de la force irrésistible du rire et de la joie. Même quand ils s’emparent du pire, et précisément quand ils s’en chargent, les gestes d’art nous rendent heureux car nous y puisons les ressources du partage et de la joie. La joie et le rire sont une source irrépressible d’énergie politique ». (p.206)
Le film est un monument de tendresse et de cinéma, à condition de ne pas entendre « monument » au sens d’une commémoration résignée, mais de lui accorder une instabilité heureuse. Pour décrire sa grandeur radicale, il faudrait énumérer tous ses moments forts autant que ses temps plus faibles, car les temps électrisants et joyeux, se déchargent pour mieux se recharger.
Le film commence là où La Blessure, réalisé en 2004 par le couple de cinéastes, se terminait avec un travelling arrière, sans figure et terreux, creusé par les récits douloureux de demandeurs d’asiles rejetés par la France et quittant un squat menacé de destruction. La Blessure inventait une forme filmique, une trajectoire lourde, mais non sans promesse. Avant cette dernière ligne, le personnage de Blandine souriait, après des temps de prostrations et d’impuissance.
Les premières lignes filmiques de L’Héroïque Lande sont, parmi d’autres plans, deux travellings. Ils ne s’enchaînent pas, ils prennent plutôt le sens d’un dé-chaînement. L’arrivée à Calais se fait dans la grisaille. Un travelling embarqué longe un rail dit de sécurité, des grilles, un brouillard sans fond. Un plan sans couleurs, sans sons, avec des sous-titres. Ensuite, quelques plans d’ensemble de La Jungle, les premières mains, les premières flammes vont laisser place à un autre travelling qui va électriser tout le reste du film. La voix d’une jeune fille soudanaise, habitant La Jungle avec ses parents, reprend une chanson de Rihanna (Diamonds). Son chant s’élève d’abord timidement pour mieux s’amplifier lors d’un travelling nocturne, dans un plan de guirlandes lumineuses, de vies, d’étincelles. Le gris sécuritaire occultait les vies électriques, empêchait de voir la puissance des danses dans des espaces certes étroits, mais qui acceptent les battements lumineux, les musicalités multiples (pensons, par exemple, à une très belle scène avec un groupe de jeunes Syriens). La rectitude du premier travelling est bouleversée par le tremblé du second : la terre tremble, ses habitants y dansent, y courent, les langues se mélangent pour une polyglossie fantastique.
Le film sait faire place à ce qui ne tient plus en place.
L’Héroïque Lande suit régulièrement quelques jeunes gens, le trio Almaz, Zeid, Dawitt et l’isolé Yared, pour en faire de vrais personnages, comiques (comment ne pas penser à Chaplin, le réalisateur de The Immigrant, à l’occasion de multiples apparitions facétieuses ?) ou fantastiques.
Chaque séquence est susceptible de déclencher une écriture, une réflexion. Disons quelques mots de moments éblouissants. D’une scène où l’humanité énergique de la jeune Éthiopienne Almaz atteint une grâce qui laisse sans souffle dans son association avec une chanson de Christophe : Dangereuse. Il est ici question d’aimantation, d’un visage en contre-plongée, dont la verticalité radieuse produit une écoute inédite. Les convulsions douces de la danseuse s’amusent des paroles : quelle meilleure image dresser contre le cynisme ou les peurs ? La musique vient parfois des téléphones, elle est partagée. Mais les ondes électromagnétiques aussi, plus brutes, viennent électriser la perception.
Dans la troisième partie du film, après la destruction, il est question d’une brûlure, celle de l’image surexposée des extérieurs filmés avec une caméra qui permet à d’autres moments d’atteindre les basses intensités électriques des intérieurs. Sur la plage, à l’image surexposée, paraît l’étrange sculpture (comment ne pas y imaginer un Giacometti…) d’un corps marchant et ailé qui s’expose à la brûlure. Zeid se métamorphose, le film décolle encore un peu plus.
Le cinéma n’est plus dans le programme assigné, l’appareil se fait surprendre : la plage de Calais devient aussi, ici, un désert ; l’étape terrible évoquée par Yared, Almaz, Zeid, en Libye reflue dans l’image du présent. Le film tend ainsi vers un fantastique très particulier, en forme d’oxymore : L’Héroïque Lande est un documentaire fantastique.
À plusieurs reprises, les jeunes gens s’adressent à la caméra. Leurs mots et leurs regards sont davantage des invitations que des interpellations. Ils regardent la caméra, baissent longtemps la tête aussi. Mais la prostration ne dure pas, ils nous engagent plutôt à voir avec eux un invisible. Par le décadrage des visages, les mains creusent le sable ou assemblent des objets pour raconter une douleur ou des tentatives sans cesse renouvelées de passer en Angleterre. Oui, il est question des chiens, des visages régulièrement gazés.
Au moins deux fois, les cinéastes et les spectateurs sont invités à regarder au loin, au fond. Mais on n’y voit rien, la profondeur de la p(l)age est blanche, surexposée. Le film est aussi l’histoire d’un apprentissage pour trouver des passages, des chemins qui ne sont pas balisés. Dans La Blessure, un voile blanc recouvrait le visage impuissant de Blandine, dans cette séquence de L’Héroïque Lande, le paysage se transforme momentanément en voile, en écran blanc, pour reconfigurer le visible et l’ouvrir à des potentialités insoupçonnées. Le film est plein de promesses à venir, mais aussi de couleurs, par exemple le rose du voile qui, dans un plan magnifique à la pudeur inénarrable, enveloppe délicatement le visage d’Almaz.
La Jungle est un refuge de fugitifs, rien n’est oublié à ce sujet dans le film. La dernière scène investit la plage comme surface d’inscription d’une danse qui diffracte ces rencontres à travers les temps. Il n’y a plus de ville dans cet élan final, une chorégraphie hors du lieu, pour des temps multiples de l’histoire, vaut aussi pour les esclaves, les fugitifs vers d’autres forêts. Stranger Song de Leonard Cohen ouvrait un western de Robert Altman. Ici la chanson, ouvre la fin du film à une pensée qui ne veut plus s’arrêter, alors que l’espace est mélancoliquement traversé par un ferry.
Si le film est ponctué de moments qui mobilisent les affects, la grandeur de L’Héroïque Lande est, qu’au fond, ces scènes ne se distinguent pas du commun du film, de tous ses visages et ses mots, ne s’en arrachent pas. Dans ses temps de repos, de partage d’un feu et de parole, ce sont la douceur et la douleur lucide de différentes générations qui nous retiennent. L’Héroïque Lande se concentre sur des gestes de belles personnes singulières, mais quand une foule répond à l’injonction judiciaire de sortir de ses abris de la zone Sud qui seront bientôt détruits, les traits des quelques jeunes gens avec lesquels nous passons notre temps sont à la fois différents – individués -et possiblement non-différents que ceux des milliers de réfugiés. Il y a un effet d’élan de foule, lui aussi musical, perturbé par le vent mauvais des autorités.
La Lande était aussi, on le voit, une aire de jeux libres, sans la ceinture de sécurité des « attractions » imposées. À une étendue horizontalement mesurable, le film substitue des temps verticaux. Avec l’incroyable position des corps filmés, bien sûr, même dans leur épuisement, mais aussi à l’occasion d’une scène avec quelques cerfs-volants noirs, bricolés par des enfants. Un losange habite le ciel, puis plusieurs losanges. Ce sont des étoiles, des astres. Le film propose une contemplation d’une multitude d’habitants de La Jungle, comme une constellation.
Aux images de violence, de destruction, L’Héroïque Lande préfère l’effleurement des personnes, la découverte des puissances génératrices d’une zone aujourd’hui confisquée.
Souvent, le cinéma dit documentaire se pose la question de la bonne distance. Avec ce film, quelque chose brûle de la distance admise, mais autre chose affleure par effleurements. Parce qu’il est aussi question de toucher et de penser.
Sans doute est-ce un film à « fleur de peau » (comme le rappelle Jean-Luc Nancy, la fleur est « la partie la plus fine, ce qui reste devant et qu’on effleure seulement : toute image est à fleur, ou est une fleur » (Au fond des images, p. 16). La distance que L’Héroïque Lande apporte dans sa proximité est celle de la pensée. Avec les puissances renouvelées du cinéma, la joie, l’engagement et la passion politique. Car l’image est une fleur. Car penser est une fête.
Dérives- Texte de Robert Bonamy, 2018