« La Rivière rouge », folle expédition vers l’Ouest
Sommet du western, tourné en 1946 par Howard Hawks, avec John Wayne,
Si vous voulez voir un film à grand spectacle dont le personnage secondaire le plus attachant est nommé Groot, prenez donc un billet pour La Rivière rouge, d’Howard Hawks, qui revient dans les salles, soixante-dix ans après sa première. Ce Groot-là est un vieux cow-boy qui a pour prénom Nadine et pour trogne celle de Walter Brennan, vieux complice d’Howard Hawks.
Vieil homme édenté (Hawks l’a convaincu de jouer sans dentier), Brennan incarne le fidèle compagnon de la star de La Rivière rouge, John Wayne, qui, lui, tient le rôle d’un pionnier établi au Texas au milieu du XIXe siècle, devenu un magnat de l’élevage.
Homme de pouvoira
En 1946, année de l’écriture et du tournage de La Rivière rouge (le film sortira deux ans plus tard), les Etats-Unis s’apprêtent à entrer en paix. Ils ont triomphé de l’Axe, la guerre froide n’a pas encore été déclarée. Les Américains sont en droit de se demander d’où vient cette formidable puissance et à quoi elle pourra bien leur servir. En racontant les destins inséparables de Thomas Dunson (John Wayne), l’aventurier qui s’est mué en homme de pouvoir, et de Matt Garth, son fils adoptif (Montgomery Clift), Howard Hawks offre une image à la fois brutale et réconfortante : les Etats-Unis se sont constitués dans le sang et la rapine, ils ne prospéreront que dans la concorde.
Production de grande ampleur
(le film a coûté presque 3 millions de dollars), La Rivière rouge n’est pas pour autant empreint d’idéalisme. Howard Hawks en serait bien incapable. Les moteurs du film sont l’appât du gain, la rancœur, le désir, qui mettent en mouvement des personnages plus grands que nature. Hawks a emprunté John Wayne (qui n’est pas encore tout à fait une superstar) à son collègue John Ford, pour lui confier un personnage qui n’a rien d’un justicier : un homme solitaire que l’on voit d’abord abandonner un convoi en plein territoire comanche, avant qu’il n’abatte un péon mexicain venu faire valoir les droits du latifundiste que Dunson s’apprête à spolier.
Voyage épique
Cette longue introduction montre John Wayne à la fleur de l’âge, renversant par la violence tout ce qui se dresse sur son chemin. L’essentiel du scénario de Borden Chase et Charles Schnee se situe une vingtaine d’années plus tard, après la guerre de Sécession, au moment de la première grande transhumance d’un troupeau du Texas vers les terminaux de chemin de fer.
Ce voyage épique (dans la fiction, plusieurs milliers de bovins font la route, sur le tournage, il y en avait plus de 1 000) est organisé (mais pas pensé) par un Dunson vieillissant, muré dans ses certitudes. Quand son fils adoptif lui suggère qu’on pourrait abréger le trajet en s’arrêtant à Abilene (Kansas), où l’on dit que le chemin de fer est arrivé, le patriarche sans descendance préfère pousser les bêtes plus à l’est, jusqu’au Missouri, provoquant une mutinerie parmi les cow-boys.
Howard Hawks fait se répondre l’euphorie d’une entreprise sans précédent (les plans sur les visages exaltés des cow-boys au premier jour du voyage rappelleraient presque le cinéma soviétique) et la violence de ce qui est, en fait, un épisode de la lutte des classes en habits de cow-boys. Entre les employés soucieux de rentrer chez eux et le patron buté, Hawks a placé la figure de Matt Garth (Clift). Dunson l’a adopté après que sa famille eut été exterminée par les Comanches. Au moment du départ du troupeau, Matt revient de la guerre, plus sage et plus expérimenté que Dunson ne le sera jamais.
La révélation Montgomery Clift
Hawks a pris le risque de confier le rôle à un acteur qui n’a jamais tourné de films. A 25 ans, Montgomery Clift, qui est une vedette du théâtre new-yorkais, doit se mesurer à John Wayne et à une troupe d’acteurs hollywoodiens expérimentés (Walter Brennan, Harry Carey Sr, Noah Berry Jr…). Dans sa biographie d’Hawks (Institut Lumière/Actes Sud), Todd McCarthy raconte comment le réalisateur, ravi du sérieux avec lequel Clift apprit son métier de cow-boy, lui offrit un vieux chapeau ayant appartenu à Gary Cooper. La meilleure scène qui échoit au jeune homme reste un concours de tir entre Matt et Cherry Valance (deuxième personnage masculin au prénom féminin), un pistolero incarné par John Ireland : leurs propos sur la taille et la beauté des armes à feu ont valu à cette séquence de se retrouver en bonne place dans The Celluloid Closet (1995), le documentaire de Rob Epstein et Jeffrey Friedman sur l’homosexualité à Hollywood.
La Rivière rouge est encadré par l’apparition de deux personnages féminins : une jeune femme (Coleen Gray) que Dunson abandonne dans la prairie, une femme de mauvaise vie (Joanne Dru), qui tombe amoureuse de Matt. Si la première parenthèse est un élément fondamental de la construction du personnage que joue Wayne, la seconde est moins heureuse. Affadi par la censure préalable qu’exerçait alors Joseph Breen, chargé de faire appliquer le code Hays qui interdit longs baisers ou décolletés, le personnage de Joanne Dru doit en plus exécuter la triste tâche d’amener La Rivière rouge jusqu’à une conclusion consensuelle. Cette fois, le Motion Pictures Code n’y est pour rien, et cette fin, qui rebuta aussi bien les acteurs que les scénaristes, ne peut être imputée qu’au seul Howard Hawks. C’est une faute vénielle, les deux heures qui précèdent restent un sommet du western.
Thomas Sotinel Le Monde 17 01