Des ouvriers en grève occupent leur site et reprennent en main leur travail et leurs vies. Un film communiste et punk à pistes multiples.
«L’Usine de rien», un film de «João Matos, Leonor Noivo, Luisa Homem, Pedro Pinho, Tiago Hespanha, réalisé par Pedro Pinho»… Photo DR
A Fábrica de Nada, en français l’Usine de rien, s’annonce comme «un film de João Matos, Leonor Noivo, Luisa Homem, Pedro Pinho, Tiago Hespanha, réalisé par Pedro Pinho» : même si tous ces noms portugais ne vous disent pas encore grand-chose, c’est bien sûr la liste qui frappe. Elle n’attribue pas l’autorité du film au crédit de son seul realizador mais bien à ses producteurs, scénaristes, monteuse, plusieurs de ces fonctions pouvant revenir à une même personne.
Dès le générique, une autre politique des auteurs, et donc, en premier lieu, des auteurs en tant que producteurs. Le fait serait en lui-même déjà assez remarquable pour être noté, si A Fábrica de Nada n’avait pas précisément pour thème des questions très proches : ce film de fiction, à qui l’adjectif «rocambolesque» ne ferait pas insulte s’il n’était pas un peu trop francophone, raconte l’occupation et la reprise de leur usine par un groupe d’ouvriers de Lisbonne, qui se retrouve un beau matin abandonné sur place par la direction de l’entreprise.
Tricots
Marx avait des formules très simples pour définir le capitalisme en tant qu’il vise à la production d’une plus-value : dans ce cas, «ce n’est plus l’ouvrier qui emploie les moyens de production, ce sont les moyens de production qui emploient l’ouvrier». L’histoire de l’Usine de rien, que vient en quelque sorte redoubler sa signature collective, c’est celle de la reprise en main des moyens de production par les ouvriers. Et de tout ce que cet acte ne peut que transformer : pour les personnages, leur travail et leur vie – pour le film, par contagion, sa forme et son récit.
Francisco Ferreira, critique du journal portugais Espresso, a bien raison d’écrire que A Fábrica de Nada a quelque chose des films de Robert Kramer, l’auteur de Ice et de Milestones : structures à la politique accueillante, ouvertes à tous les ordres de discours et à toutes les pistes d’existence, à tous les documents et à toutes les affabulations. Filmer plusieurs personnes, inventer plusieurs personnages, c’est déjà dessiner plusieurs lignes, tirer plusieurs fils qui se tendent, se nouent, s’emmêlent ou se cassent. Pas une pelote mais un écheveau, où cohabitent les images possibles de tous les tricots à venir, dans la grande filature des utopies (et l’usine de ce film à étages n’est pourtant pas une firme textile mais une fabrique de pièces d’ascenseurs). Au moins trois étages s’y imbriquent.
Le premier, c’est l’histoire d’un processus collectif, qui commence avec la disparition soudaine, une nuit, des machines dans l’atelier de l’usine. On passera de cette mauvaise nouvelle à la prise de conscience, par les ouvriers, du coup qu’on est en train de leur faire, et de la perplexité à la révolte. Une fois passée l’épreuve de la tactique managériale de division des salariés par la prime au départ, ceux qui ont décidé d’y rester occupent les lieux, alors que l’idée germe de reprendre la production à leur compte, avec les obstacles (matériels et subjectifs) qu’une telle idée rencontre. Où il faudra reconstruire l’idéal dans l’illégal. Le deuxième palier, c’est une ligne du récit qui zigzague pour suivre plus particulièrement la vie de Zé, un des plus jeunes du groupe, hors de l’usine : sa copine brésilienne et le fils de celle-ci, son groupe punk et ses nuits blanches, son père qui fantasme une nouvelle révolution («mais pas avec des œillets !»). Où il faudra retrouver le désir fou de faire n’importe quoi pour trouver enfin la force de faire quelque chose. Le troisième espace tourne autour d’un étrange personnage de cinéaste, aux faux airs de Stanley Kubrick apatride, qui s’intéresse à l’occupation en cours et vient remettre un peu plus de fiction et de théorie critique dans les méandres de cette épopée. Où l’on verra que le cinéma n’est rien d’autre qu’une fausse piste dans la vie, mais qu’elle est loin d’être la pire de toutes.
Soubresauts
Le film ne parle de la crise (économique, politique, sentimentale, artistique, etc.) que pour mieux la retourner en son contraire, qui reste à trouver : il faut chercher. Le discours de crise n’a que de mauvais effets sur la vie, s’il n’est pas simplement un prétexte à la valorisation de la destruction. A Fábrica de Nada refuse d’être simplement un «film en crise», qui saurait mimer à merveille, dans les expérimentations de sa forme, les soubresauts de la politique concrète qu’il met en scène. Il veut beaucoup plus, il veut tout – on dirait même, c’est la même chose, qu’il ne veut rien. C’est la question positive, et non pas nihiliste, de son titre : comment produire rien ? Comment faire rien ? Rien, c’est ce que nous vivons, c’est ce que nous voulons, c’est ce que nous avons en commun, c’est ce que nous attendons, c’est ce que nous aimons. C’est le contraire de la plus-value ou du profit : c’est simplement, imprimés sur la mince pellicule d’un film, l’épaisseur et le grain d’une expérience collective. Rien c’est le début de quelque chose.
Luc Chessel
Quinzaine des réalisateurs
L’Usine de rien
de PEDRO PINHO avec Carla Galvão, Dinis Gomes… 2 h 57. En salles le 13 décembre.