Béla Tarr, la main à la pâte

Né en 1955 à Pecs dans la Hongrie communiste, Béla Tarr est issu d’un milieu modeste, fils d’artisans du théâtre (père décorateur et mère souffleuse), qui parmi pléthore de petits métiers travaillera un temps comme ouvrier sur un chantier de réparation navale. Il faut croire que ces origines sur la brèche du prolétariat ne sont pas pour rien dans l’œuvre au noir du cinéaste magyar, réputée autant que redoutée pour son exigence et son austérité. Exigence, oui, mais pas n’importe laquelle.

Là où un art bourgeois s’efforce souvent de « faire peuple », il n’est pas rare que la vieille culture ouvrière aspire a contrario à la grande forme, abordant l’art sous son versant abrupt, pour savoir très précisément qu’il ne va pas de soi, qu’il ne se donne pas tout cuit, mais se conquiert de haute lutte. Pour l’artiste ouvrier, la forme doit conserver en elle la trace du travail qui lui a donné naissance. C’est évidemment le cas du cinéma de Béla Tarr qui, contrairement au mythe de la création spontanée, pèse son poids, s’avance massif, se fait sentir dans le moindre de ses partis pris. Ses prises extensives et incroyablement sophistiquées, qui ont forgé sa réputation, manifestent la présence de la caméra, et donc de l’outil, sur le noir et blanc granitique qui en reçoit la frappe, grave et pénétrante. Jusque dans son option de lenteur et de silence, cette forme « en bloc » ne vise aucunement l’abstraction, mais se gorge au contraire de toute la matière du monde (boue, pluie, vent, feu, lumière), buvant à son chaos élémentaire, indécrottable marigot auquel la présence humaine – c’est sa splendeur et sa malédiction – doit sans cesse s’arracher.

Or, rien ne ressemble moins au cinéma de Béla Tarr, du moins dans sa version achevée, que ses premiers films, œuvres d’intervention sociale dont la facture sans apprêt chassait sur les terres du cinéma direct. Dès Le Nid familial (1977), premier long métrage saisissant, le réalisateur soulève les problèmes du monde ouvrier, en l’occurrence la crise du logement sous administration communiste qui empêche la jeunesse de prendre son envol. Autour d’une jeune employée d’un abattoir, coincée dans l’appartement exigu de ses beaux-parents en attendant que son mari termine son service militaire, le film plonge dans la foisonnante matière des prises de bec qui strient la vie du foyer devenu un enfer, la caméra serrée sur les visages, décrivant embardées sauvages et autres zooms intempestifs dans le cours même des prises. L’Outsider (1981), son film suivant, présente une autre étude de cas : celle d’Andras, un jeune homme bohème aux cheveux longs qui vivote en taquinant le violon, mais se fait rattraper par le mariage, sommé de réintégrer l’ordre social. Encore une fois, le film est surtout fait d’échanges en roue libre, d’aveux, de confidences et de règlements de comptes. Avec Rapports préfabriqués (1982), ces deux œuvres composent une première manière d’un réalisme intempestif, qui déborde la fiction par le versant du cri politique.

Succédant à une adaptation de Macbeth (1983) mise en boîte en deux plans seulement pour la télévision hongroise, les choses se déplacent avec Almanach d’automne (1984). Dans ce huis-clos en appartement où quatre personnages tourmentés se liguent les uns contre les autres pour se disputer l’héritage d’une dame agonisante, le réalisme pur jus cède place à un lyrisme aux couleurs fiévreuses, et la caméra portée à une théâtralité désolée. La rencontre du cinéaste avec l’écrivain mélancolique László Krasznahorkai, qui devient son scénariste attitré, précipite la mue définitive de son cinéma. Sátántangó (1994), adapté du roman-phare de Krasznahorkai, est le chantier au long cours dont vont sortir tous ses films suivants (et même Damnation, réalisé dans l’intervalle) : épopée rurale et ténébreuse sur la sortie du communisme et ses lendemains pas beaucoup plus réjouissants, rejouant Le Joueur de flûte de Hamelin. Le matérialisme apocalyptique du cinéaste, souvent pris pour du nihilisme, y trouve un champ d’application inouï, à la fois physique (la morne plaine de la puszta, chaos de boue et de roc), mais aussi romanesque. Cette façon à la fois d’étaler le récit dans l’espace, mais aussi de lui donner une forme spiralée qui fait toujours retour sur elle- même, sera aussi celle des Harmonies Werckmeister (2000), qui tire vers le symbolisme. L’Homme de Londres (2007), d’après Simenon, entraîne ces recherches sur le terrain plus stylisé du polar existentiel, tandis que Le Cheval de Turin, avec lequel le cinéaste tire sa révérence en 2011, les conclut en apothéose, au bord du gouffre.

De toute son œuvre, Tarr n’aura prêté attention qu’aux damnés de la terre, aux proscrits de la grande Histoire, humanité élémentaire, grotesque et bouleversante, intérieurement coupable, innocente à l’échelle de l’univers. Il leur aura donné en offrande le désastre du monde, source d’une splendeur inhumaine, comme une façon de tout envoyer valser, d’évacuer les mythes creux de la transcendance (fable de tous les pouvoirs), d’affronter enfin et pleinement le désespoir, fond d’âme et vérité intrinsèque du cosmos, et de survivre malgré tout, même à sa propre fin.

Mathieu Macheret

DAMNATION

Dans une ville industrielle désolée, Karrer tente de conquérir une chanteuse de cabaret dont le mari est au loin, et avec qui il a eu une brève liaison.

Damnation marque un tournant dans l’œuvre de Béla Tarr. L’auteur y fait son entrée dans ce qu’il nomme la part « cosmique » de son cinéma. Il abandonne les couleurs expressionnistes de son précédent opus, Almanach d’automne, et revient au noir et blanc dont il fait un élément fort de sa nouvelle esthétique. Damnation nous présente quatre personnages, des êtres solitaires et souvent veules. Ainsi, le principal d’entre eux, Karrer, ne parvient pas à conquérir son amante ni à agir pour s’enrichir, mais trahira beaucoup. Pourtant l’intrigue n’intéresse que peu Béla Tarr, il la relègue au second plan. Le décor joue désormais un rôle clé dans son cinéma, tout comme les fameux plan-séquences du film. Nous entrons dans une sorte d’hypnose prolongée. Karrer le dit : « Je ne m’accroche à rien, mais tout s’accroche à moi ». Et sans doute est-ce, comme l’a souligné Jacques Rancière, la méthode que se donne le cinéaste : montrer un environnement qui « accroche » ses personnages. Il filme les pluies battantes, les flaques de boue, le brouillard, les murs fissurés, les terrains vagues et les plaines industrielles, des paysages dévastés. Béla Tarr invente ainsi un cinéma radicalement sensible, qui montre la déréliction d’un monde et vient hanter le spectateur avec ses charmes noirs.

Pauline de Raymond