Kinuyo Tanaka

L’actrice et réalisatrice Kinuyo Tanaka (1909-1977) sur le tournage de « La lune s’est levée » (1955).

Quiconque l’a déjà croisée au détour d’un film a des chances de ne jamais oublier cette frêle silhouette à la présence irradiante, ce visage ovale si prompt à glisser d’une émotion à l’autre, cette formidable intelligence de jeu mêlant la précision du geste à la profondeur émotionnelle.

Fantôme domestique bouleversant dans Les Contes de la lune vague après la pluie (1953), mère aveugle dans L’Intendant Sansho (1954), geisha dévalant l’échelle sociale dans La Vie d’O’Haru, femme galante (1952), Kinuyo Tanaka fut beaucoup plus que la reine du mélodrame : la plus grande actrice du cinéma japonais, dont elle a traversé l’âge classique en cinquante ans de carrière (des années 1920 aux années 1970).

Si le Festival Lumière, grand-messe du cinéma restauré qui se déroule à Lyon du 9 au 17 octobre, lui consacre une rétrospective, c’est pour mettre au jour un pan méconnu de sa filmographie : les six longs-métrages qu’elle a tournés entre 1953 et 1962, devenant de fait la première réalisatrice à bâtir une œuvre au sein d’une industrie alors exclusivement masculine (après la pionnière Tazuko Sakane, 1904-1975, dont un seul film est parvenu jusqu’à nous). Le choc est à la hauteur de leur rareté : loin de n’être que des curiosités, ces six films d’une splendeur peu commune révèlent une cinéaste de premier ordre.

Désir d’émancipation

Née en 1909, après avoir commencé sur les planches comme très jeune joueuse de biwa (le luth japonais), Kinuyo Tanaka est engagée par la maison de production Shochiku en 1924. Elle trouve ses premiers rôles importants auprès d’Heinosuke Gosho (Rêve intime, 1927), tourne des comédies et des polars avec Yasujiro Ozu (J’ai été diplômé, mais…, 1929) et dix-huit films avec Hiroshi Shimizu, grand cinéaste de fibre sociale et progressiste, qu’elle épouse en 1927 – mariage qui ne durera qu’un an, le seul que l’actrice contractera jamais. Elle s’impose en quelques années comme l’une des jeunes premières les plus populaires du studio, à tel point que les films prennent son prénom (Docteur Kinuyo, 1933 ; Le Premier Amour de Kinuyo, 1940).

En 1949, l’actrice effectue un voyage à Hollywood : elle y part en kimono traditionnel et en revient en pantalon occidental

Pendant la guerre, elle rencontre Kenji Mizoguchi, génie ombrageux avec lequel commence une collaboration de quatorze films, pour la plupart des mélodrames déchirants (Les Contes de la lune vague après la pluie, La Vie d’O’Haru…) qui vont faire beaucoup pour la reconnaissance du cinéma japonais à l’étranger. Ses rôles se teintent d’un engagement et d’une force de frappe inouïs : dans Flamme de mon amour (1949), elle joue une militante pour le droit des femmes trahie par son mentor ; dans Les Femmes de la nuit (1948), une prostituée menant une guérilla contre les hommes pour leur inoculer la syphilis.

Son désir d’émancipation se confirme dès 1949, quand elle rompt son contrat avec la Shochiku pour choisir ses projets et interpréter les rôles que bon lui semble. La même année, l’actrice effectue un voyage à Hollywood : elle y part en kimono traditionnel et en revient en pantalon occidental. On ne sait si Tanaka y rencontra Ida Lupino (1918-1995), actrice d’exception qui venait de passer derrière la caméra pour sept films admirables, mais leurs parcours présentent une symétrie troublante.

Dans son souhait de réaliser, l’égérie nippone ne rencontre d’opposition que de la part de celui qui l’a portée au pinacle : Mizoguchi lui met sciemment des bâtons dans les roues en refusant de signer, auprès des instances corporatives, l’accord formel lui reconnaissant le statut de réalisatrice.

Grâce au soutien plus général du milieu, Tanaka inaugure néanmoins sa carrière de réalisatrice en 1953, au moment où la censure de l’occupant américain se relâche, avec Lettre d’amour : l’histoire d’un vétéran brisé par la guerre, qui vivote en servant de plume aux femmes pauvres et analphabètes, entretenues par des GI américains retournés dans leur pays. Alors qu’il éprouve pour elles une certaine compassion, le dilettante se braque en apprenant que son amour de jeunesse a connu le même sort. Tourné dans les rues du quartier de Shibuya, à Tokyo, le film affiche un sens plastique remarquable : dans son tableau pittoresque du faubourg commerçant, son découpage d’une grande sensibilité, mais aussi dans ses merveilleuses variations climatiques (une scène sous le soleil, une autre sous la pluie). A travers la réaction bornée de son protagoniste, le film souligne la situation hasardeuse des femmes isolées au sortir de la guerre et invite à dépasser le préjugé de « mauvaise vie ».

La lune s’est levée (1955), sous l’influence d’Ozu, poursuit ce portrait de la condition féminine dans le sillage de l’après-guerre, mais cette fois au sein de la classe aisée, où trois sœurs en âge de se marier conspirent chacune dans son coin pour que les autres trouvent chaussure à leur pied.

Réalisme et expressionnisme stylisé

Son troisième film, Maternité éternelle (1955, écrit par la grande scénariste Sumie Tanaka, sans parenté), est sans doute le chef-d’œuvre de la réalisatrice. A Sapporo, une femme bafouée par son mari obtient le divorce et devient une poétesse à succès, en même temps qu’elle se voit diagnostiquer un cancer du sein. La maladie signifie moins le déclin de sa féminité que l’urgence accrue de laisser éclater sa sensualité, en s’autorisant à aimer un journaliste venu défendre son œuvre. Dans une scène marquante, au sauna, elle assume ses stigmates en exhibant à une voisine son torse meurtri. D’une très haute tenue formelle, le film conjugue le réalisme à un expressionnisme stylisé, aux contrastes violents, dès lors que la mort et le désir scellent leurs noces.

Toute l’œuvre de réalisatrice de Kinuyo Tanaka est consacrée à cette figure ardente de la femme amoureuse, qui, chez elle, ne recouvre aucune dimension sacrificielle.

La Princesse errante (1960) et Mademoiselle Ogin (1962) marquent deux incursions dans le drame historique. Le premier, au souffle romanesque certain, retrace le désastre de l’épopée japonaise en Mandchourie, à travers le mariage d’une héritière Meiji (la formidable Machiko Kyo, autre déesse du cinéma japonais) avec la dynastie exilée des Qing. Le second se déroule à la fin du XVIe siècle, sur fond de persécution de la minorité chrétienne : une jeune femme aime un seigneur converti au christianisme, malgré les lois sociales et les intrigues politiques, dans une parade suspendue de désirs latents et de dangers exacerbés.

D’une noirceur et d’un pessimisme complets, La Nuit des femmes (1961) est une réaction à la loi antiprostitution entrée en vigueur au Japon en 1958. Partant d’un centre de réinsertion pour prostituées, le film suit l’impossible parcours de réhabilitation de Kuniko, qui tente de trouver un travail, mais se retrouve sans cesse ramenée à son passé infamant. Tanaka s’attache à estomper la frontière morale établie socialement entre les femmes « légitimes » et celles qui font commerce de leur corps. Surtout, elle désigne le fait même de la prostitution comme le produit du regard avilissant que les hommes posent sur les femmes. L’amour est cette déviation du regard qui engage la personne au-delà d’elle-même, et dont Kuniko prendra le risque à ses dépens.

Toute l’œuvre de réalisatrice de Kinuyo Tanaka est ainsi consacrée à cette figure ardente de la femme amoureuse, qui, chez elle, ne recouvre aucune dimension sacrificielle. L’amour constituerait plutôt ici une ligne éthique et esthétique (beaucoup des héroïnes tanakiennes sont aussi des artistes), permettant de naviguer dans un monde structuré par les intérêts et la jouissance égoïste. C’est en tenant coûte que coûte ce cap de l’âme et du cœur que les héroïnes de Kinuyo Tanaka nous regardent droit dans les yeux.

Mathieu Macheret Le Monde 8 octobre 2022.

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