Pedro Costa : le cinéma comme exil !

Peu de cinéastes contemporains s’obstinent encore à faire œuvre. Précarité, désir de visibilité, cynisme parfois, tout les pousse à se renouveler, à se saisir un à un des créneaux du film de genre, à se passer commande, suradaptés qu’ils sont à des systèmes de financements au coup par coup. Pourtant certains, en une ascèse de plus en plus intenable, continuent coute que coute à creuser leur sillon, à construire leur cinéma patiemment, comme en sourdine, au risque d’un déclassement.

Pedro Costa est de ceux-là qui nous donnent de temps en temps de leurs nouvelles, nous rappelant à l’ordre du cinéma (feu « d’auteur ») en tant qu’il a su parfois être un art avant d’être, une fois désindustrialisé, un business.

Comme ses personnages capverdiens qui bâtissent, bloc après bloc, leurs baraques mal foutues mais tenaces (des maisons au bled, incandescentes de labeur et d’espoir), Pedro Costa ajoute un nouveau volume à la fresque épique qu’il fomente depuis Casa de Lava et Dans la Chambre de Vanda. Après Vanda, puis Ventura, une nouvelle ombre hante le Lisbonne défait de Pedro Costa : Vitalina Varela. Un film qui vous envahit, vous gagne comme un accès de fièvre. Un rêve couleur d’ébène et de nuit, renvoyant la vogue charitable du « film de migrants » à sa vacuité bien intentionnée, et confirmant la puissance du cinéma comme exil.

 Sachez seulement qu’un homme est mort à Lisbonne, un capverdien enterré à la sauvette dans la nuit moite de l’oubli. Quand sa Vitalina débarque, pieds nus, dans le fracas assourdissant d’un aéroport déserté. Il est trop tard donc ; trop tard pour la révolte, pour revoir ce mari qui l’a laissée en plan il y a quarante ans au Cap Vert, qu’elle a aimé, enfin peut-être ; ça rêvait sec en tout cas : mariage, maison, enfant, accrochés aux montagnes arides, aux volcans.

Un fantôme dorénavant, ce Joachim introuvable avec lequel aucun compte ne sera donc réglé. Il est trop tard, toujours. Mais malgré les avertissements de son comité d’accueil (rien en fait qu’une vague équipe de nettoyage capverdienne), et même si « il n’y a rien pour elle ici », c’est ce rien qui va faire film : Vitalina va rester, faire son devoir, s’entêter comme le cinéaste qui la filme en plans toujours fixes et nocturnes. Vitalina veut savoir, renseigner le sens caché de ces quarante ans de vie volées, de cette nuit sans fin des quartiers pourris, oubliés du jour et de Dieu même. Vitalina va rester, s’ancrer comme un reproche dans le labyrinthe, le royaume des ombres, purgatoire marabouté d’un Lisbonne lointain mais qui scintille parfois le soir au bout d’un tunnel ruisselant, au delà du cimetière et des fleurs en plastique décolorées.

Vitalina n’aura bien sûr aucune réponse. Elle a beau veiller, fouiller, dresser de petits autels : Il n’y a rien pour elle à Lisbonne, rien que quelques corps errants dans la nuit, des ombres épuisées qui lâcheront le soir en chuchotant des bouts de vie épars de Joachim, une prison où on l’a croisé, l’entraide fragile de cette communauté résolument déplacée. Une autre Vitalina qui serait passée par là, usurpatrice de rien au fond, les lettres qu’on n’envoie pas, et cette langue portugaise qu’il a fallu tant bien que mal bredouiller… La démerde, la honte, le retour impossible. Tout se révèle dans les regards, les absences et une bienveillance désolée. Car le quartier de Fontainhas n’est plus ce qu’il était quand Vanda y fumait son héro. Le peuple buté de Pedro Costa y opposait encore au Lisbonne néo-libéral sa puissante force d’inertie junkie, sa jeunesse aveugle, sa mort imminente, vivotant dans le concert obsédant des bulldozers avides. Maintenant (avant ou après, à vous de voir), pour Vitalina Varela, dans les entrailles de la dés-œuvre, aucun travail, qu’il soit de deuil ou quoi ou qu’est-ce, ne peut s’enraciner. Rien ne pousse.

Là, pour exténuer sa colère, Vitalina n’aura aucune prise, aucun objet. Même la petite église-hangar miteuse et désormais vide ne lui sera d’aucun secours, et le prêtre fatigué n’y croit d’ailleurs plus vraiment. Costa en tire les scènes les plus intenses de son théâtre d’ombres et filme son Ventura d’acteur comme un pape de Bacon ou un curé de Bernanos, englués dans la catastrophe postcoloniale. C’est d’ailleurs lui, le pasteur, le guide, qui a le plus besoin de Vitalina, pour lui rappeler la vie, les mots des prières, pour donner un coup de balai, pour écouter ses sermons aphones. A Fontainhas, figé dans la trahison de Judas, le Mont des Oliviers du Christ a tourné terrain vague et la rédemption n’aura jamais lieu.

Autour de Vitalina, d’autres ombres ressassent leur amertume à bas bruit, elles rachachent comme disaient les Straub. Car tout l’art de Pedro Costa, dans un geste cinématographique d’une radicalité insensée, est de donner à nouveau lieu et forme à ce monde en déréliction, de lui inventer une topographie, une chronologie trouble (avant les portables, mais bon, rien de palpable). Au delà de la désespérance et du réquisitoire, saturé de nuit, ce monde existe…

Où ? Quand ? laissons tomber, c’est mieux. Ce qui compte, c’est jouer le jeu, se laisser suffoquer par les ténèbres, le grain fatigué des peaux brunes, l’éclat des regards qui vous foudroient de colère contenue, l’écho des radios qui crachotent, plus loin, ou celui des rares chiens qui aboient encore dans la nuit (obscure comme celle des mystiques). Vitalina Varela ne dénonce rien ni n’invoque aucune alternative, aucune échappatoire. Certes, la faute inaugurale du colonialisme portugais plane, impardonnable, mais pas un blanc à l’horizon auquel imputer la tragédie, les destinées déchirées. Trop tard pour la repentance, Pedro Costa le sait. Et le film, comme libéré patiemment de toute charge décoloniale, de tout humanitarisme documentaire, permet si l’on s’y prête, de reconnaître sur l’écran notre monde à nous spectateurs, et d’en habiter deux heures durant une dystopie somptueuse et précise. C’est ce qui excédera les tenants d’un cinéma de témoignage militant, c’est ce qui bouleversera les autres comme un requiem irrésolu : Costa filme l’irruption fatale de la beauté dans ces corps qui n’ont plus rien.

Entraperçue au creux des errances nocturnes de Vitalina, une maison se construit au Cap Vert, dans les montagnes, sans doute celle que rêvaient Vitalina et Joachim, jeunes mariés, quarante ans avant. Ce doit être ça, car une jeune femme serre un bloc de ciment gris dans ses bras. On bosse vaguement à la toiture, le vent souffle fort, il fait jour.

Costa pourrait finir là-dessus, sur ce rêve bringuebalant mais concret. Mais non, retour final à la nuit, au quartier pourri qui se dépeuple encore : une jeune femme est morte (la plus jolie qui restait, qui s’en sortirait un jour). On l’enterre à la va-vite entre les Joachims déjà oubliés. Un chariot longe le mur du cimetière, crissant de bouts de taules coupants, de bois maigre, qui colmateront quelques temps les trous dans les toits de Fontainhas. A coup sûr, rien ne rafistolera jamais ce monde condamné (damné en tout cas) qui court à sa perte tout comme le nôtre. Mais une pierre s’ajoute au mur épique du cinéma de Pedro Costa. Et un film se tient là, confiné à mort dans son format carré, dans son entre-deux d’exil, dans sa beauté luxueuse.

DIACRITIK. Vincent Dieutre. 2021.

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