«Memoria», le bruit et la splendeur

Entre silence obsédant et sons enveloppants, dans un mélange de douceur et de violence, le film colombien d’Apichatpong Weerasethakul nous cueille et nous dépose, abasourdis, après deux heures de vertige.

Dans une lettre fameuse à son ami Oskar Pollack, rédigée en 1904, Franz Kafka écrit qu’à ses yeux, un livre, ou une œuvre d’art en général, n’existe pas pour nous divertir ou nous rendre heureux, elle surgit plutôt, pour autant qu’elle vaille, «comme un malheur», un deuil, un bannissement : «Un livre doit être la hache qui fend la mer gelée en nous.» Après dix jours à Cannes, à absorber les films les uns après les autres, il ne faut guère plus de quelques minutes à Memoria pour trancher dans le vif des préoccupations ordinaires, provoquer on ne sait quelle débâcle intérieure qui fait descendre l’esprit au plus près de la matière insécable formant obstacle entre notre inconscient très conscient et un outremonde dont l’image témoigne de son éclat médiumnique.

«Syndrome de la tête qui explose»

Apichatpong Weerasethakul ne négocie pas avec son époque, le film n’est pas le résultat d’une réflexion à partir des données brutes de l’actualité, de ce qu’il aurait vu à la télévision, lu dans les journaux, de l’idée qu’il se fait de la politique, de la bonne ou mauvaise marche de la société, de ce que font les collègues et concurrents et de la manière dont il peut exister dans un écosystème professionnel ou esthétique. Non pas, bien entendu, qu’artiste pur, il soit délivré des contingences de sa survie financière ou qu’il chercherait à couper altièrement les ponts avec ses contemporains. C’est plutôt que son biotope mental croît et persévère dans une temporalité élastique, dans l’horizon profond d’une attente insatisfaite, d’une quête peut-être sans contour ni but. Chaque plan ou idée se déploie chez lui, se ramifie dans la splendeur stagnante d’une narcose lumineuse s’imposant au spectateur comme une évidence extralucide.

Memoria à cet égard est un accomplissement. On pouvait pourtant craindre un film qui pour une fois serait plus froidement produit, plus hipster et tourné vers ce que le marché réclame de la part d’un palmé d’or (1) sommé d’étendre le territoire de son inspiration, car pour la première fois le cinéaste et plasticien quittait son pays natal et sa langue pour un tournage en Colombie avec deux comédiennes connues, Tilda Swinton et Jeanne Balibar. Or, ce séjour colombien à Bogotá et dans la jungle affine encore la pointe acérée du sismographe de ce visionnaire somnambule. Weerasethakul raconte avoir été durablement affecté par ce qu’il appelle «le syndrome de la tête qui explose», en proie à de fréquentes hallucinations auditives, un fort claquement à l’intérieur du crâne. Ce bruit est la sommation qui déchire le silence inaugural du film et le souci premier, obsédant, du personnage de Jessica, interprété par Tilda Swinton (son rôle le plus à nu et magnifique depuis Derek Jarman), botaniste spécialisée dans les orchidées, son qu’elle décrira plus tard à un ingénieur comme «la chute d’une boule de béton dans un puits métallique, avec de l’eau autour». Ce bruit parasite scande l’inexorable dérive vers la folie de Jessica mais marque aussi bien les heures fatidiques d’un compte à rebours humain proche de son terme.

L’archive des sons de l’univers

Memoria organise sans cesse un mélange de douceur et de violence, un grand dérèglement cosmique passant d’abord par la panoplie sonore qui, de l’écho mat de la ville, aux rubans de paroles effilochées entre deux songes et plusieurs points de suspensions semble moduler un évangile d’apocalypse. Il se propage tel un virus aux alarmes de voitures hululant les unes après les autres (Holy Motors, es-tu là ?), à la bibliothèque musicale d’un studio de montage, où s’inscrivent les infinies nuances de la violence («coup de poing sur sweat à capuche») et jusqu’aux pierres où est emprisonnée l’histoire du monde, de ses drames et de ses morts, attendant depuis si longtemps l’anamnèse, révélation d’une lente agrégation parachevant ici son cycle. L’archive des sons de l’univers est pleine à craquer, il est peut-être temps d’en finir et de s’arracher.

Le film capte une Colombie sombre et terreuse, un Bogotá antifolklorique, patio d’université, couloirs d’hôpital, immense bibliothèque. (New Story)

A cette acuité sonore répondent des plans d’une netteté d’eau claire, captant non plus la Thaïlande mais une Colombie sombre et terreuse, un Bogotá antifolklorique, patio d’université, couloirs d’hôpital, immense bibliothèque, au cœur de plans larges qui saisissent les personnages dans toute la fragilité de leur dérive hagarde, nous embarquant dans ce cocon doux et inquiétant où se manifeste sans cesse le soin à l’autre, sœurs à l’hôpital, chien secouru, main sur le bras, besoin de se blottir. Le pourrissement, inévitable, guette, la maladie a frappé la sœur de Jessica, les orchidées doivent se protéger des champignons dans de coûteuses armoires où «le temps s’est arrêté». C’est l’expérience d’une mélancolie exaltante, une maïeutique sensorielle qui a le pouvoir de raviver notre regard et nous faire planer depuis l’autre côté du rivage.

Mystérieuse capsule spatiale

Et aussi brutal que le bruit qui cogne aux tempes du personnage, le film fend la mer gelée des sensations en plantant à point nommé la verticalité sèche d’un plan, ce puit de plexiglas encadré par des murs de pierres volcaniques où se déverse une lumière d’Annonciation, les photons chargés à leur tour d’excaver, de parvenir jusqu’à nous, alors que remontent à la surface les squelettes du pays, et que bientôt décollera des frondaisons vertes de la forêt primaire une mystérieuse dernière capsule spatiale. Memoria nous dépose abasourdis après deux heures sous emprise, nous ayant tour à tour largués, portés loin et cloués au sol, hissé à une hauteur de vue à donner le vertige, entremêlant ses rêves aux nôtres ; ses sinueux méandres rejoignent nos projections les plus intimes, donnant accès au lieu secret d’un rendez-vous amoureux qu’on aimerait ne jamais voir finir.

(1) Oncle Boonmee, couronné par le président Burton en 2010.

Didier PERON LIBERATION 27 10 21

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *