« Peaux de vaches », l’espace d’un instinct !

Numérisé et restauré, le superbe film de Patricia Mazuy revient enfin en salles, avec une puissance sauvage, usée en rien.

Patricia Mazuy raconte qu’elle était tombée amoureuse de Jean-François Stévenin en découvrant Passe-montagne (1978) et qu’en conséquence, Peaux de vaches, elle l’avait écrit d’abord pour lui. Premier film, western primitif, polar paysan au récit hachuré, tracé d’affûts, de chocs terreux et de malaise, sorti en 1989 et demeuré depuis invisible, il nous revient en salle numérisé et restauré, mais intact – indemne ou presque, la faute à l’alignement loupé des planètes : la mort de Stévenin survenue il y a un mois nous prive de sa présence tutélaire, regard pivot, beau mobile d’un film irrésolu. Il y a aussi la coïncidence de la rétrospective Pialat traversant l’été, qui ramène deux fois la présence indélébile de Sandrine Bonnaire.

Stévenin, Pialat, Mazuy, drôle de tiercé, drôles de bêtes. De ce premier film le survol rétrospectif confirme que Mazuy est déjà là tout entière, déjà grande cinéaste filmant les êtres comme des bêtes : des vaches, des chevaux ou des étalons (Travolta et Moi), des autruches. Mais sans confusion possible : comme des bêtes c’est-à-dire «à leur égal», au même degré d’opacité brute à quoi les personnages se mesurent, et non par anthropomorphisme ou analogie prognathe, disons buñuelienne. La rudesse de l’univers de Mazuy n’est pas comparable à un bestiaire, mais à une arène et à un monticule, haute sierra, marais insalubre, enclos boueux, d’où il faut s’échapper ou bien se résoudre à «y rester» à jamais. Dans l’embourbement se joue l’irrésolution générale, entre vie sauvage et dressage, le nomadisme solo et les lois domestiques, le désir sentinelle, l’apprentissage de l’amour.

Routes vers nulle part

L’histoire tient droit debout, à demi polar walshien (Une femme dangereuse, les deux frères prolos, les camions) à demi western vengeur à la Budd Boetticher. Stévenin, le pâtissier, a fait dix ans de prison après qu’à coups de crêpes flambées la ferme de son jeune frère (Spiesser) a cramé, incendiée un soir de beuverie fraternelle et de bovidés ulcérés. Le cadet a refait sa vie, pris femme (Bonnaire), eut une petite fille, lorsque le grand frère revient en rase campagne. Le film faisant aussi retour et reprise semble à mi-chemin du Camion de Duras et de la Guerre des mondes de Spielberg : un cinéma des ronds-points et des routes vers nulle part, carrefour entre fait divers et légende fordienne, drame des familles (l’affaire Grégory n’est pas loin). A l’instar de Stévenin, il suffit de se poser là, dans le cadre, de s’immiscer, insistant, effacé, entre deux, ce frère anxieux et son épouse. Intervenir, intercéder, s’interposer, voir ce qui arrive et vous tombe sur le râble, et qui vous regarde, de travers ou droit dans les yeux. Ce principe de tension de mise en scène impose que quelque chose sans cesse déboule dans le plan, se polarise sans jamais «s’installer» : une faille, un interstice, une discordance fend l’air. La moissonneuse-batteuse, les camions, les bagnoles, les machines de Peaux de vache sont des aliens, des dragons de ferraille, des attaques d’Indiens.

Tous les sentiments sont sans cesse mobiles, pareils. D’un moment instable à l’autre, la situation tourne mal ou prête à rire – le rire de Bonnaire. Elle dont le film taillé à la serpe subtilement se rapproche, jusqu’à devenir son film, son apprentissage à elle du secret, et des sentiments contraires qui l’assaillent – revirements, échappatoires et retours au logis. Cinéma qui s’arc-boute à l’insondable et au prodige, Mazuy filme des instants accessoires comme s’il en allait de l’existence du film. Ainsi sont essentielles les parenthèses inutiles : Bonnaire au bar routier buvant un armagnac avant d’arpenter la rue du bourg, écoulant sa colère froide, flanquée de l’enfant. Grande cinéaste du raccord dans le mouvement, Mazuy filme toujours au «point de révolte», ce point de chaud et froid canalisant l’énergie maximum entre deux plans : entre le cadre du guetteur-veilleur à la fenêtre, et la vitre au point de l’observé(e) de l’autre côté. Le guetteur hésitant attend que la femme découvre sa présence, intrigué de voir ce que ça lui fera. Ce que ça produit : un choc, une scène de cinéma, un prodige.

Camille Nevers Libération

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