Nouvelle Vague tchèque : l’embellie des années 60

En 2020, Culture & Cinéma a programmé une rétrospective de l’œuvre de Jiří Menzel en trois films, Trains étroitement surveillés (1966), Alouettes, le fil à la patte (1969) et Une blonde émoustillante (1981). La pandémie et ses restrictions en ont suspendu les projections mais dès l’ouverture des cinémas, souhaitons que nous pourrons en apprécier toute la beauté et l’importance ! En attendant, profitons-en pour faire un petit tour d’horizon de ce qui fût nommé « Nouvelle Vague tchèque », expression désignant une production et une période particulières du cinéma de l’après-guerre. Du début à la fin des années 60, le « Miracle tchèque » constitue en effet une ébullition artistique au sein du cinéma national et connaît un engouement international, une grande diversité de films ayant notamment été sélectionnés et primés à Cannes, Venise, Locarno et aux Oscars.

Kafka
L’œuvre et la figure de Franz Kafka sont une possible porte d’entrée dans la Nouvelle Vague tchèque, un doute existentiel travaillant la plupart des films, une part d’absurdité s’y déployant aussi volontiers, entre sarcasme et mélancolie. Kafka est né à Prague en 1883. Son œuvre est interdite par le régime soviétique dès son accession au pouvoir en Tchécoslovaquie avant d’être autorisée en 1963. Dans sa présentation du cycle « Nouvelle Vague tchèque…et après » qui eut lieu à la Cinémathèque française à la fin 2018, Nicolas Le Thierry d’Ennequin souligne cet apport et cette influence symbolique de Kafka sur une part importante de films en quête de liberté, profitant d’un relatif mais décisif assouplissement de la censure. Ne citons que trois films, de réalisateurs et de styles différents : La fête et les invités (1966) de Jan Němec, Josef Kilián (1963) de Pavel Jurácek et Jan Schmidt, Hôtel pour étranger (1967) de Antonín Máša : que ces œuvres expriment quelque chose de proprement « kafkaïen », suivant l’adjectif dérivé de l’œuvre de l’écrivain, en des allégories accusatrices, ou qu’y soit purement jeté un doute sur la perception et la finalité humaines.

Politique
Comment évoquer le cinéma tchèque sans évoquer plus largement le cinéma soviétique et le contrôle idéologique des films par le parti communiste tchécoslovaque? Une surveillance des studios s’exerçait en permanence, autant sur les discours que sur les styles avec, dans la manière de concevoir le cinéma, l’obligation d’épouser les conventions du Réalisme socialiste. La Nouvelle Vague prenant ses libertés avec ces obligations uniformisantes, les films brillent au contraire par leurs différences singulières. La ville de Prague, par son rayonnement culturel fut le principal catalyseur de cette émulation et de cette entraide entre réalisateurs, l’un étant souvent le scénariste ou l’assistant de l’autre, quand il n’est pas chef opérateur. Pour autant, il serait simpliste de ne considérer ce courant qu’en tant que rupture avec les studios soviétiques et avec une tradition tchécoslovaque : l’État gardant le monopole de la production cinématographique ; les films s’inscrivant dans la tradition tchèque d’un cinéma articulé à l’international ; l’influence d’Eisenstein et des avant-gardes russes étant largement partagée.

Miloš Forman et Ivan Passer
Pour avoir prolongé sa carrière avec succès aux États-unis, le représentant le plus célèbre de cette période courte mais faste est le réalisateur Miloš Forman. Élève de L’Académie du film de Prague (FAMU) dont sont issus beaucoup de cinéastes de ce renouveau, (Věra Chytilová, Jiří Menzel, Jan Němec, Jaromil Jireš, Juraj Herz, Ivan Passer…) Forman réalise durant les années 60 trois productions tchèques (L’As de pique, Les Amours d’une blonde, Au feu, les pompiers!) avant d’émigrer en 1968 suite au Printemps de Prague, dans l’idée d’échapper à la répression et de pouvoir continuer librement sa production. Ses films étaient alors cités en exemple de « dégénérescence » par les autorités soviétiques. Suivront ses réalisations américaines dont la popularité atteindra un sommet avec le film Amadeus en 1985.
Moins connu que son ami avec lequel il a fui, Ivan Passer avait collaboré à deux des films tchèques de Forman. Il est l’auteur de Eclairage intime, son premier long métrage sorti en 1965 qui relate avec radicalité le quotidien de villageois ordinaires, dans la lignée de l’œuvre de Jean Renoir. Sa filmographie hollywoodienne, moins exposée que celle de Forman, est peu à peu redécouverte et réévaluée.

Jan Němec et Věra Chytilová
Si la mise en scène et l’ambiance de Hôtel pour étranger évoque L’Année dernière à Marienbad de Resnais, Jan Němec cite quant à lui ce même film pour inspiration principale de son premier long métrage, Les Diamants de la nuit (1964). Ce qui participe plus largement d’une influence manifeste du cinéma français sur les réalisateurs de la Nouvelle Vague tchèque, de Vigo à Godard. En dépit de son usage de la métaphore pour critiquer le régime soviétique, Němec verra son film La Fête et les invités (1966) bloqué par la censure d’état durant deux années et sera lui aussi contraint à l’exil.
Věra Chytilová aura vu le début de sa carrière étouffé. Son second long métrage Les Petites Marguerites (1966) étant demeuré invisible jusqu’en 1968 et ayant dû recourir à un financement étranger pour Le Fruit du paradis (1969), la cinéaste fût par la suite interdite de tournage pendant sept ans. Les Petites Marguerites interroge l’irresponsabilité destructrice de deux jeunes femmes en un découpage libre et radical. Après un retour à la production en 1976 avec Le Jeu de la pomme, son œuvre alternera entre fiction et documentaire, comédie et satire. Profitons de cette évocation laconique de l’œuvre de Chytilová pour témoigner de ce qui était alors un souffle nouveau : une rare sensualité traverse et travaille nombre de films de cet âge d’or, une souplesse technique et financière contribuant à une liberté de ton, permettant notamment d’aborder la mort et la sexualité avec ironie et simplicité.

Cinéma au pluriel
Diversité de formes et subversion des genres, la Nouvelle Vague tchèque a aussi expérimenté tous azimuts : notamment à travers la Comédie musicale et la Science-fiction avec, respectivement, Les Cueilleurs de houblons (1964) de Ladislav Rychman et Ikarie XB1 (1963) de Jindřich Polák. Le premier n’ayant rien à envier à West Side Story lorsque le second fut une inspiration pour Tarkovski. De son côté, le réalisateur Oldřich Lipský a produit des comédies parodiques et surréalistes dont la proximité avec l’œuvre de Terry Gilliam serait à questionner. Adoubé par Fellini, le slovaque Juraj Jakubisko a quant à lui développé une production baroque et protéiforme d’inspiration fantastique. Il est aussi à l’origine du film historique à « grand spectacle » ayant récemment bénéficié du plus gros budget de l’histoire du cinéma slovaque, Bathory (2008). Avec Valérie au pays des merveilles (1969), Jaromil Jireš a conçu un film teinté d’horreur qui, à la manière d’un Jess Franco mêle l’angélique au monstrueux. Le cinéma-vérité et plus largement la Nouvelle Vague française sont aussi des modèles esthétiques et économiques pour un mouvement soucieux d’exprimer au mieux des sujets personnels dans une veine volontiers documentaire. Un autre trait caractéristique en commun est l’emploi récurrent d’acteurs amateurs dits « non professionnels ».

Très vite, la Nouvelle Vague tchèque est fortement condamnée et mise sous scellés par le régime communiste, associée à une déviance et coupable d’artificialité. Ainsi, seuls les premiers films de leurs réalisateurs ont pu momentanément percer et échapper à l’emprise de la censure, n’ayant pu être redécouverts que des années plus tard dans leur pays d’origine. Les nombreux récits d’initiation et d’émancipation de la jeunesse que donnent à voir et à entendre ces films gardent néanmoins toute leur fraîcheur espiègle.

Même si un grand nombre de ces cinéastes ne sont plus, leurs films, par leur richesse et leurs émotions demeurent vivants, en attente d’être découverts et redécouverts. Il y aurait tant à voir…nous avons seulement évoqué quelques figures parmi celles dont la notoriété est la plus grande… et il faut bien souligner que leurs films sont peu projetés en France. De même, cantonnés historiquement à ne constituer qu’une Nouvelle Vague en écho au phénomène français, leur apport spécifique au développement artistique et à l’histoire du cinéma est encore peu mis en lumière.
Avoir la chance d’entrevoir ne serait-ce qu’un pan de ce terrain fertile en la figure de Jiří Menzel et c’est l’abondance d’un trésor encore invisible qui se laisse deviner.

Guillaume de Culture et Cinéma

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