LE CINÉMA BRÉSILIEN VIT «LE DÉBUT D’UNE ÉPOQUE DE TERREUR CULTURELLE»

Depuis son arrivée au pouvoir, Bolsonaro mène la guerre au secteur de la culture, en particulier au septième art, très dépendant des financements publics.

Chico Buarque est au Brésil ce qu’un Brassens ou un Ferrat sont à la France : un monstre sacré de la chanson. Et pourtant, le documentaire Chico : Artista brasileiro vient d’échapper in extremis à la censure de l’ambassade brésilienne en Uruguay, qui a tenté d’empêcher sa projection lors d’un festival prévu à Montevideo le mois prochain. Le chanteur est une figure emblématique de la gauche et, comme la plupart des artistes brésiliens, un détracteur du président Jair Bolsonaro. Qui le leur rend bien. Au pouvoir depuis le début de l’année, le chef de file de l’extrême droite populiste et ultraconservatrice a supprimé le ministère de la Culture (remplacé par un secrétariat dépendant d’un autre portefeuille) et drastiquement baissé le plafond des crédits d’impôts qui financent la création. Mais c’est surtout sur le cinéma qu’il porte sa vindicte. «Parce que le cinéma a plus de visibilité et qu’il est plus dépendant du soutien de l’Etat que d’autres domaines artistiques, le gouvernement en a fait la « vitrine » de son entreprise de destruction de la culture, analyse la journaliste spécialisée Maria do Rosário Caetano. C’est d’ailleurs par ce biais-là qu’il s’est attaqué à Chico Buarque.» Et d’ajouter : «Nous vivons le début d’une époque de terreur culturelle, où tout sera mis en œuvre pour imposer la pensée unique.»

«Filtres»

Annoncé le 19 septembre, le report sine die de la sortie en salles du très attendu Marighella, salué à la Berlinale, n’a donc surpris personne. Cette adaptation de la biographie d’un guérillero communiste et noir de surcroît, éliminé par la dictature militaire (1964-1985), ne peut que déplaire au chef de l’Etat, louangeur de la junte et de ses tortionnaires… Le film a bien obtenu – avant Bolsonaro – des budgets de l’Agence nationale du cinéma (Ancine, le CNC local), qui finance et régule le secteur. Mais l’Ancine, habituellement accommodante, a refusé cette fois d’anticiper le calendrier de ses versements afin de permettre de lancer le film le 20 novembre, date commémorative de l’émancipation noire. Un refus publiquement salué par un des fils du Président.

Partenaire d’O2 Filmes, la maison de production de Marighella, et par ailleurs réalisateur du célèbre la Cité de Dieu (2002), Fernando Meirelles veut calmer le jeu : «L’Ancine n’était pas obligée d’accepter, dit le cinéaste à Libération. Ils n’ont pas voulu aider le film, c’est vrai, mais ce n’était pas de la censure. Du moins pas ce coup-ci.» «Si le climat politique était autre, la décision de l’agence aurait peut-être été différente», insinue, lui, Wagner Moura, le réalisateur de Marighella. Tout comme la Cinémathèque brésilienne, devenue poste avancé de la lutte contre un supposé «marxisme culturel», l’Ancine est au cœur de l’offensive présidentielle. Pour mieux contrôler l’agence, dotée en principe d’une large autonomie, Bolsonaro veut la transférer, au moins partiellement, de Rio à la capitale, Brasília. Et nommer à sa tête un président «terriblement évangélique» afin d’imposer des «filtres» à la production. «Les deniers publics ne peuvent pas financer la pornographie», a-t-il martelé. Ses critiques à l’encontre de productions télévisées sur la thématique LGBT ont entraîné la suspension des subventions destinées à celles-ci. «Pour survivre, les cinéastes vont devoir céder à l’autocensure, craint une source interne à l’Ancine. Le cinéma brésilien risque à nouveau l’étranglement», comme après l’extinction, en 1990, de l’entreprise publique Embrafilme.

Censure

La création de l’Ancine, en 2001 (sous l’ancien président centriste Fernando Henrique Cardoso), a joué un rôle clé dans la retomada, la reprise de la production : aujourd’hui autour de 170 longs métrages par an, sans compter plus de 3 000 heures de programmes pour la télé. Sa principale source de financement est le Fonds sectoriel de l’audiovisuel (FSA), alimenté par des taxes versées par les opérateurs de télécoms et de télévision payante. Pour cette année, le FSA dispose de l’équivalent de près de 160 millions d’euros… dont pas un sou n’a encore été attribué. «Aucun nouveau projet ne peut être approuvé tant que le gouvernement ne nomme pas un comité de gestion, reprend cette source interne, qui parle d’un blocage délibéré. Résultat, les maisons de production ferment les unes après les autres.» Et le pire est à venir : les apports du FSA ont été amputés de 43% pour 2020.