M : rencontre avec Yolande Zauberman

La réalisatrice de «M» explique comment elle a trouvé sa place sur le tournage de son film, dans le sillage d’un homme, de retour chez des ultra-orthodoxes dont il fut la victime

Rencontrer Yolande Zauberman, c’est s’offrir de comprendre un peu le mécanisme sorcier qui a opéré dans M : ces inconnus qui, spontanément, sont allés vers elle et vers Menahem Lang pour raconter leur histoire de viol ou de prédation. Il n’y a pas que la caméra qui puisse donner envie de se confier, il y a aussi un regard bleu perçant, une empathie enflammée, des mots précis et dénués de tout jugement. Ils étaient déjà à l’œuvre dans les précédents films de la cinéaste française de 63 ans, Classified People (sur l’apartheid), Moi, Yvan, Toi, Abraham (une fiction en yiddish) ou Would You Have Sex With an Arab ? (autre documentaire noctambule). Le matin de la présentation de M en ouverture du festival Cinéma du réel, à Paris, Yolande Zauberman nous a parlé de la fabrication du film, et de la violence et l’amour qui le portent.

Comment êtes-vous entrée à Bnei Brak ?

Je suis rentrée comme j’étais, sans jamais me déguiser, ni me faire passer pour autre chose que ce que j’étais. Ils m’ont laissé passer dans beaucoup d’endroits de manière inouïe, dans des espaces d’où les femmes sont absentes. Le yiddish aidait : c’est une langue que je parlais un peu avec ma grand-mère, mais dont je n’ai jamais su quoi faire, car je suis allergique à la nostalgie. C’est ce qui m’a accrochée quand j’ai vu Menahem pour la première fois, dans un film d’Amos Gitaï : comment un garçon de 20 ans pouvait parler yiddish comme ça ? J’ai su plus tard qu’il faisait partie des Neturei Karta, les ultra-orthodoxes, qui ne parlent pas hébreu parce qu’on ne parle pas la langue sacrée dans la langue de tous les jours.

Sur le tournage, dans quelle mesure les choses étaient-elles spontanées, ou provoquées ?

C’est un mélange. Les lieux de tournage et les rencontres étaient complètement spontanés. Ça a été facile, presque magique, au sens où les choses venaient vraiment vers nous. Il n’y avait pas de «plan de travail» : en documentaire, c’est comme en amour, je crois qu’il ne faut pas dire ce qu’on a en tête. A certains moments bien sûr je parlais, pour qu’on me réponde, car j’aime que ce soit quelqu’un à l’intérieur de l’image qui porte les questions, s’adresse aux spectateurs, regarde dans l’objectif. Avec Menahem, au cours du tournage, on s’est rapproché de plus en plus. On n’est pas entré du même pied dans l’histoire, parce que c’était son histoire, mais aussi parce qu’il rentrait à Bnei Brak avec une idée de vengeance, et moi dans un émerveillement d’entrer. Mais ensuite je l’ai vu heureux, chantant dans la rue, entouré de tous, dans cette chaleur qui lui avait manqué. Il a fallu du temps pour qu’il le reconnaisse, pour qu’il se voie à l’intérieur de tout ça.

Le film opère une forme de réparation. Est-ce l’intention de départ ?

Je sais par expérience qu’être au centre de son histoire, que son histoire devienne le temps entier d’une expérience, est réparateur. Etre dans l’intime est réparateur. Si je ne le pensais pas, je ne le ferais pas. Car faire un film documentaire, c’est très violent, entrer dans la vie de quelqu’un pour le filmer demande un certain cran. J’accepte cette violence parce qu’elle est portée par de l’amour. Sur un tel sujet, soit le résultat était universel, soit il n’y avait pas de film. D’ailleurs, ce n’est pas un film sur une communauté mais dans une communauté. Je filme pour nous tous, pas comme une leçon pour les gens que je filme, ni un jugement. Ce sont eux qui nous apprennent quelque chose.

Vous dites dans le film qu’avant d’entrer à Bnei Brak, ces gens étaient pour vous «le diable». Pourquoi ?

Ils me faisaient peur, on sait que cet endroit est violent. Mais je ressentais en même temps une fascination presque esthétique, j’ai toujours été frappée par leur façon de marcher, avec les jambes en arrière et le visage tendu vers le ciel. Tout à coup, s’approcher autant, c’était quitter ces images. Faire un film, c’est peut-être aller vers l’endroit où l’on a peur.

La référence à M le maudit de Fritz Lang est liée à cette peur ?

M le maudit, M le béni… Quand j’étais petite, je me cachais la nuit dans la chambre de mon père pour regarder des films, et je n’arrivais jamais à dépasser la première scène, avec le ballon, qui me tétanisait. Plus tard, c’est le désarroi du violeur qui m’a marquée. Le risque de l’enfant, et le désarroi du violeur. Il n’y a pas de violeurs heureux. Ma grand-mère disait en yiddish : «Pas faire et pas parler, on peut crever.» C’est une vraie question : les violeurs, où est-ce qu’ils peuvent parler pour ne pas passer à l’acte ? On vient d’un monde qui a été souvent violé, partout et dans tous les pays : qu’est-ce que ça a changé dans notre monde ? Je crois que ça change beaucoup de choses, notre rapport à l’obéissance, à l’autorité, à la politique, à la cruauté, et bien sûr à la sexualité. Il y a tout ça dans M le maudit.

Pourquoi tourner la nuit ?

J’aime la nuit. Il y a moins de monde, les gens prennent leur temps, ils errent. Et très vite, j’ai eu l’impression de faire un film de vampires… Car ces hommes ont tellement peur de devenir des violeurs ! Ça aussi, c’était une chose extraordinaire. Peut-être est-ce la raison pour laquelle les gens violés n’osent pas dire qu’ils l’ont été : parce qu’ils ont peur qu’on se dise qu’éventuellement, ils vont devenir violeurs. Alors que c’est dans le silence que ça se perpétue. D’une certaine manière, le film banalise le viol, au sens où il le rend banal comme la mort – scandaleux, mais banal. Le rêve du film, c’est de quitter la honte, cette honte qu’eux ont tous réussi à quitter.

Vous filmez une société fermée, où la parole se libère très franchement. Cela vous a étonnée ?

Les gens ont besoin de raconter leur histoire et la caméra peut provoquer ça, l’envie de se décharger. Mais tant de gens, c’est vrai que c’était très étonnant ! Il y avait là un mélange d’innocence et de lucidité, une manière d’accepter la brutalité du monde qui m’a touchée. Peut-être que cela vient de la fréquentation de la Bible – car la Bible, c’est brutal. Alors que nous, nous faisons semblant, nous sacrifions beaucoup à l’idée de sécurité, nous ne racontons plus les expériences comme elles se passent. Walter Benjamin disait que la guerre de 14-18 avait été tellement dure qu’à leur retour, les hommes n’ont pas pu raconter leur expérience, et cela a été l’avènement de la publicité, du dogmatisme, de la propagande…

Au montage, avez-vous suivi la chronologie des événements ? Avez-vous tout gardé ?

Je ne tourne pas beaucoup, je viens de la pellicule et j’ai gardé ce comportement, je ne tourne pas en continu en me disant «on verra bien ce qui se passe». Cela dit, j’ai quand même dû couper, le film dure une heure quarante-cinq et je trouve difficile d’en imposer plus aux spectateurs. En revanche la narration ne suit pas la chronologie. J’ai commencé par la suivre, mais la chronologie s’est révélée assez maniaco-dépressive, avec des montées, des descentes, des montées, des descentes… Et comme tout le monde n’est pas juif ashkénaze, les gens ne comprenaient rien ! (Rires) Du coup, on a ordonné les sentiments, le film est plus ordonné que le tournage ne l’était, il y a une construction. De la même manière que j’ai dû ajouter ma voix sur le film, à reculons. Heureusement, je l’ai fait en yiddish, ça a adouci le besoin de cette voix, c’est devenu un voyage.

La citation de Kafka qui clôt le film, «Je suis parmi les miens avec un couteau pour les agresser, je suis parmi les miens avec un couteau pour les protéger», sous-entend que vous avez aussi trouvé votre place dans cette communauté. C’était important ?

C’était un cadeau extraordinaire pour moi. A de nombreuses reprises, je me suis dit : «Mais qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? Pour mériter d’être à cet endroit-là, mériter cette confiance ?» Le fait d’être à la fois à l’intérieur et à l’extérieur, je le vis depuis toujours. Cette phrase de Kafka m’a toujours plu, car elle désigne l’endroit juste où être par rapport aux siens. Je trouve intéressant de demander : «Qui sont les miens ? Avec qui je dis « nous » ?» Les gens avec qui je suis née ? Ou faut-il dire, comme Hannah Arendt, je me fous des nationalités, des religions, il n’y a que des gens que j’aime ? Moi, je ne dis pas que je m’en fous, mais j’aime bien redéfinir constamment ce que c’est.

Elisabeth Franck-Dumas , Luc Chessel Libération