Dans la terrible jungle : entretien avec les réalisatrices

UNE TRAVERSÉE FANTASQUE ET MUSICALE DE L’ADOLESCENCE, OU COMMENT PÉTER LES PLOMBS DE MANIÈRE ADAPTÉE.

Comment vous êtes-vous rencontrées ?
Nous avons toutes les deux un parcours assez similaire, mais l’une en photo, l’autre en vidéo. Nous nous sommes rencontrées aux Arts Décoratifs de Paris, avec Clarisse Hahn et Brice Dellsperger comme professeurs en section vidéo, un enseignement plutôt mouvementé.
Nous avons passé quatre ans dans la même classe, et en sortant nous avons fondé un collectif (le collectif NOU) avec d’autres artistes. Depuis trois ans nous programmons ensemble des séances de projection dans différents cinémas alternatifs.

Comment est né le projet à La Pépinière ?
À notre sortie de l’école, nous avons lancé plusieurs pistes. Nous cherchions un sujet qui nous permette de nous immerger dans un environnement à part. Dans nos précédents projets, on avait pas mal galéré, seules et chacune de notre côté. On avait hâte de se retrouver pour construire un film ensemble, sans contrainte de temps.
Ombline a découvert la Pépinière par le biais de deux amis, un duo plasticien-chorégraphe, qui y avaient séjourné lors d’une résidence d’artistes. L’endroit est un domaine entouré de murs, fermé au monde extérieur. C’est cette situation quasi insulaire qui nous a intéressées notamment du point de vue des jeunes, qui semblent parfois évoluer en autarcie. Cet aspect-là, nous avons cherché à l’explorer en nous concentrant sur des moments intimes de leur quotidien, où les éducateurs leur laissent le temps de vivre leurs histoires d’adolescents.

LE CENTRE EST PENSÉ COMME UNE SORTE DE LABORATOIRE D’ACCLIMATATION À LA VIE EXTÉRIEURE, OÙ L’ON ENTRE POUR MIEUX APPRENDRE À EN SORTIR.
En participant à un atelier musique, nous avons découvert que certains jeunes avaient de grandes aptitudes en musique, chant, danse ou improvisation théâtrale, certains ne maîtrisant parfois ni le langage ni la communication dans le quotidien et devant surmonter d’énormes difficultés pour apprendre les gestes les plus simples. Ces talents fortuits et surprenants, que les éducateurs cherchent à “réveiller” et stimuler, nous sont apparus comme des éléments-clés à développer.

Quel a été le point de départ du film ?
Aucune de nous deux n’avait vraiment l’envie de faire un film sur le handicap, mais Ombline s’intéressait aux territoires autonomes et autarciques et Caroline voulait travailler sur l’adolescence, période de grands chambardements. La Pépinière, espace clos où les jeunes vivent tous les émois de l’adolescence, s’est donc avéré, pour nous deux, l’endroit idéal pour démarrer quelque chose. Nous devons beaucoup à Richard Huet, l’un des chefs de service du centre, qui nous a accordé sa confiance, nous a laissé carte blanche et a mis les choses en place pour que le tournage puisse advenir. Nous avons passé beaucoup de temps en observation dans le centre, puis les jeunes ont fini par nous demander ce qu’on fabriquait avec notre caméra. De là sont nées des discussions sur le film, des idées de micro-fictions et de personnages à partir de leurs propres personnalités,
de leurs aspirations. Léa voulait devenir réalisatrice, Médéric a écrit une histoire, Alexis aimait se déguiser, Valentin sollicitait notre expérience pour ce qui est des questions de l’amour, et nous avons trouvé en Ophélie notre personnage mystique, avec qui nous avons partagé de multiples expérimentations musicales farfelues.
Ils se sont emparés du film parce qu’ils avaient des choses à dire, sur leur adolescence particulière, décalée par rapport à la norme. Très vite, ils ont compris les enjeux qu’un tel film allait impliquer. L’envie de faire ce film était réciproque, nous avions comme une petite équipe d’acteurs, qui regardaient les rushes, dessinaient leurs personnages plus finement, avec notre aide. On a commencé comme ça, petit à petit, en suivant des fils
rouges pour chacune de leurs histoires personnelles.
Nous avons voulu commencer à tourner dès notre rencontre avec les jeunes, avant même de nous lancer dans des dossiers de financements qui auraient pris du temps. Alors on est parties avec ce qu’on avait : deux RSA, une voiture, un micro pas vraiment optimal, quelques amis pour faire le son. On s’est dit qu’on était pas trop mal équipées pour faire un film. Au fur et à mesure, nous avons reçu des aides – qui ont nettement amélioré le budget bières et frites du tournage –, puis le film est finalement entré dans un processus de production plus classique avec les soutiens déterminants de la SCAM, l’Espace Croisé, Périphérie, du Fresnoy et du CNC, et l’arrivée de Macalube films.

Comment s’est déroulé le tournage ?
Nous étions logées dans l’un des bâtiments de La Pépinière, un peu à l’écart des pavillons d’habitation des jeunes. Nous sommes restées sur place pour des sessions de une à deux semaines, presque chaque mois pendant un an et demi. Les premiers jours, nous passions notre temps à naviguer d’un groupe à l’autre, à vadrouiller sur le domaine à la recherche de pistes possibles. Certaines scènes devaient être mises en place en avance, programmées avec le concours des éducateurs (les scènes musicales complexes), d’autres ont été insufflées par les jeunes eux-mêmes ou ont surgi au gré des tournages.
La scène de la crise de Gaël, par exemple, n’est pas survenue miraculeusement alors que nous tournions. En fait, nous commencions à connaître Gaël, ses frustrations, ses musiques favorites… Nous savions qu’il
était sujet à des crises très impressionnantes, toujours autocentrées, jamais dangereuses pour les autres. C’était un peu une blague avec les éducateurs, car on loupait systématiquement toutes les crises, et à l’IME il y en a beaucoup. Ça les faisait rire, et ils se demandaient si on allait pas faire un teen movie à force de ne filmer que les meilleurs moments. Finalement, on est allées filmer Gaël pendant l’atelier Espace Vert. Nous savions que la tondeuse, c’était son truc, et qu’il n’aimait pas faire de pause. Et cette crise est arrivée, plus violente que nous ne l’aurions imaginée. C’est l’attitude de Éric qui nous a rassurées ; tous les éducateurs ont tellement l’habitude des jeunes qu’ils encadrent que ça devient une forme de quotidien. Il faut savoir gérer ces situations, en sachant qu’on ne peut pas les empêcher.
Nous avons fait le choix de ne jamais sortir du centre, sauf à une exception : filmer l’ESAT de Seclin, un centre de travail adapté où les jeunes que nous suivons faisaient un stage, dans une entreprise de “conditionnement de produits” ; pour certains un des rares métiers accessibles à l’âge adulte. Lors de nos premières semaines sur le centre, nous avons passé beaucoup de temps avec eux sans caméra, à discuter et à observer le fonctionnement routinier de La Pépinière. Nous connaissions leurs emplois du temps et avons adapté les moments de tournage en fonction de cette donnée et des horaires où la lumière nous intéressait particulièrement. Sur place, nous avons adopté une méthode de tournage empirique, un peu désorganisée mais qui nous permettait d’être en phase avec l’imprévu et l’aléatoire, qui sont paradoxalement des constantes du centre.

Pourquoi ce choix d’une immersion de la fiction dans les scènes documentaires ?
Nous cherchions une manière de basculer dans leur univers, progressivement. Que les mises en scènes, ou plutôt les glissements du réel, s’installent dans la trame du film à mesure que nous découvrions les personnages et leurs mondes parallèles. Aussi, c’était un moyen de retrouver des moments auxquels nous avions assisté, mais que nous n’avions pas filmés ou que nous voulions amplifier. Plutôt qu’un scénario, nous avions une sorte de collage d’intuitions, des listes d’images et de scènes, des lignes directrices pour chaque personnage. Le film s’est vraiment construit dans un dialogue ininterrompu avec eux. Le tournage des scènes ressemblait à un match de pingpong : il y avait des règles, des mots-clés, mais nous ne savions pas où les personnages allaient lancer la balle ; à nous de la rattraper ou de la laisser passer, et vice-versa. Notre truc a été de mettre en place des cadres pour que les choses adviennent, mais suffisamment larges pour qu’ils aient la place de déborder.

Comment s’est construit le récit ?
Le fil narratif épouse notre cheminement dans le centre sur une période d’un an et demi. C’est au départ un monde inconnu dans lequel on est catapulté, avec tous les chocs que cela induit. Une sorte de voyage initiatique, qui demande du temps, et dont les guides sont nos personnages. Peu à peu, les frontières entre normalité et anormalité se sont estompées grâce la rencontre avec les jeunes autour de la musique, à leur volonté très forte de s’impliquer dans l’écriture du film et à leur humour décapant et jubilatoire.
Ophélie s’est imposée comme le personnage central. Elle trouve dans la musique son moyen d’expression et d’être avec les autres. Le film dévoile comment elle s’en empare pour s’affranchir de ses barrières personnelles et créer avec son corps ou n’importe quel objet à sa portée des compositions étonnantes. Le cheminement d’Ophélie, va croiser ceux des autres personnages, acteurs de microhistoires parfois fictives, parfois extirpées du réel. L’aspect polyphonique du film, avec ce maillage d’histoires, est très important pour nous. Nous voulions raconter la cohabitation, les difficultés et les moments de joie, les personnages sont sans cesse bousculés par la présence des autres.
Mederick, par exemple, est le coryphée, le récitant. Il fait partie du choeur mais s’en détache pour s’adresser au public, puis rentre dans le rang. C’est un commentateur, une sorte de Master of Ceremony : “MC Mederick”. Une voix off goguenarde qui tourne en dérision tout ce qui se passe.

Quel rôle joue la musique dans le film et dans la vie des personnages ?
LA MUSIQUE A ÉTÉ LE LANGAGE COMMUN, LE SÉSAME POUR ENTRER EN RELATION AVEC LES JEUNES.
Au delà de la violence du handicap et celle de l’adolescence, avec ses questionnements, ses métamorphoses, le film raconte cette jeunesse à part, qui s’épanouit malgré tout. Déjà l’adolescence c’est difficile à vivre, on a du mal à accepter son nouveau corps, on cherche sa voix, et sa voie (comme Ophélie, Léa, et Gaël qui chante mais ne parle pas). On a tous des rêves et des ambitions, mais il faut faire avec ce que l’on est. La musique transcende les affres de l’adolescence, ça permet de s’évader, de dépasser ses limites. D’ailleurs, la musique du film est celle que les jeunes produisent, écoutent ou interprètent. Les scènes musicales de groupe sont toutes des improvisations.

Le film est très cinématographique, avec des partis pris formels très affirmés. Comment avez-vous travaillé l’esthétique du film ?
Il y a une forme, un motif dans le film, qu’on a trouvé sur le tournage et qui se répète dans le montage, autour du plan large. La distance ainsi créée permet le surgissement de l’inattendu, de l’incontrôlable. En criant, en chantant en dansant, escaladant des barrières, ce sont les personnages qui habitent l’espace et qui le bousculent. Le plan large permet de faire ressortir leurs actions, leurs présences. Ils débordent littéralement du cadre, impossibles à canaliser. On aime aussi quand les personnages viennent briser l’aspect “tableau” qu’il peut y avoir dans certains plans. Quand Médéric vient haranguer tout le monde, en déboulant dans le cadre avec son fauteuil à vitesses. Ça nous fait beaucoup rire. Nous avons aussi intégré à notre dispositif le motif du gros plan sonore, qui permettait à la fois de renforcer la présence des personnages dans les cadres mais aussi d’entrer dans leur imaginaire. D’autant plus que c’est ce qui nous a le plus frappé là bas, la multiplicité des langages et comment tout ça s’accorde… Nous voulions que les personnages puissent se raconter avec leurs propres mots, ou ceux des autres, les paroles des chansons, les poèmes, les histoires. Les micros HF leur permettaient ainsi de se sentir libre dans l’improvisation et dans leurs mouvements. Médérick nous semait d’ailleurs régulièrement pendant les prise : il disparaissait du cadre, puis on perdait le signal HF, et on se retrouvait à l’autre bout du centre, complètement essoufflées, tandis qu’il papotait tranquillement avec une éducatrice.

Comment avez-vous travaillé avec la monteuse ?
Le rythme interne du film est calé sur leur rythme à eux. Il y a des choses qui prennent du temps, qui ne peuvent pas se raconter en une phrase, c’est la mécanique tranquille du centre et des personnages qui s’impose. Cette alternance entre parole, musique et danse est un protocole qui nous permet aussi de mettre en jeu cette tension éprouvée avec le langage, de mettre en forme l’écart constant dans notre film entre ce que la langue dit et ce que le corps fait. On montre des moments assez exceptionnels, en jouant avec la forme spectaculaire (les mises en scènes, le concert, la crise de Gaël…), parce que le chaos est au final très spectaculaire. Nous avons aussi voulu faire entrer le spectateur dans le film par des portes multiples : d’un personnage à l’autre, l’espace s’agrandit et se métamorphose. Chacun évolue, et comme dans la vie, les choses finissent toujours par s’arranger, même mal. C’est la multiplicité des réalités qui finit par constituer le principe de construction du film. Sur le modèle du film choral, nous avons cousu des liens en forme d’épanadiplose (la comptine des Trois p’tits chats) : c’est-à-dire, glisser d’une idée à une autre, traverser les différents mondes autonomes et singuliers qui se côtoient tranquillement, se télescopent parfois, sans explication ni commentaire. Des sujets et des émotions communes finissent par traverser les séquences. Différentes individualités ayant leur propre rythme arrivent à se confondre dans un mélange entre réel et imaginaire.

OMBLINE LEY
Ombline LEY est artiste plasticienne et réalisatrice, née en 1988 aux Lilas. Elle vit et travaille à Paris. Elle étudie la théorie du cinéma à l’Université de la Sorbonne-Nouvelle puis entre aux Arts Décoratifs de Paris, en section photo/vidéo, dont elle est diplômée en 2014, et passe une année à la TAIK School of Photography, à Helsinki en Finlande. En 2015, son court-métrage documentaire CAVERNICOLE gagne le prix du meilleur film dans sa catégorie au festival Bogoshorts en Colombie.

CAROLINE CAPELLE
Caroline CAPELLE est photographe et réalisatrice, née en 1988 à Calais. Elle vit et travaille à Paris. Elle a suivi un cursus nouveaux médias à la Faculté de Paris 8, puis est entrée à l’Ecole Nationale Supérieure des Arts Décoratifs (photo/vidéo) où elle réalise ses deux premiers court-métrages ET PUIS TOUT PASSE et AVEC MANON. Elle sort diplômée en juin 2014.

Depuis 2014, Caroline Capelle et Ombline Ley sont co-programmatrices pour le cycle Les Séances# (Collectif Nou).