«Les Éternels», l’histoire d’un continent qui change le monde

Lyrique et sans cesse surprenant, le nouveau film de Jia Zhang-ke emprunte les chemins du film de gangster et du drame sentimental pour raconter le bouleversement d’une civilisation.

Les Éternels commence comme un film de Scorsese ou de Kitano, dans un milieu de gangsters où règnent les règles d’une société très organisée, avec parrains, allégeances, code de l’honneur, rivalités, machisme, rituels, trahisons, sens des affaires, explosions de violence. Cet univers qu’on appelle ailleurs «mafia» ou «yakusa», qu’on appela longtemps en Chine «triades».

Dans ce monde d’hommes, Qiao, la compagne du chef de gang Bin (Liao Fan), occupe d’emblée une place singulière, ni au centre, position qui semble inaccessible pour une femme, ni en marge –elle est la femme du boss.

Avant même qu’elle commette un acte transgressif, coup de tonnerre vis à vis de la loi commune aussi bien que des valeurs des gangsters, elle est porteuse de possibles déplacements au sein d’un environnement profondément conservateur. Les Éternels est son histoire.

Que reste-t-il des rivières et des lacs?

Le titre original du film signifie Les Hommes et les femmes des rivières et des lacs. En Chine, le «monde des rivières et des lacs» a d’abord désigné l’univers des romans de chevalerie, avec des héros vivant en marge de la société, bandits d’honneurs qu’une injustice à forcé à rompre avec l’ordre social. Cette expression est à présent une manière de nommer la pègre.

Une pègre qui, comme partout ailleurs, surjoue les apparences d’une société plus morale en son sein même si en rupture d’ordre public, et se comporte essentiellement comme un ramassis de crapules violents, avides et malhonnêtes, y compris vis à vis des autres membres de leur clan.

Mais pas Qiao, véritable héroïne romanesque digne, elle, du mythique «monde des rivières et des lacs» à l’ancienne. Elle est habitée à l’extrême par une double fidélité, aux principes du code de l’honneur et à l’homme qu’elle aime –ou même, plus tard, qu’elle a aimé.

Un monde d’hommes, avec au centre Bin (Li Fan), le boss

Ce sont ces vertus qui sont mises à l’épreuves par la longue traversée que conte le film, une traversé de deux décennies, de 2001 à aujourd’hui. D’un bout à l’autre de la Chine, Qiao y affronte épreuves, trahisons et déceptions.

Mais son voyage n’est pas seulement une aventure individuelle et fictionelle, c’est l’histoire réelle d’un pays, d’un continent, d’un empire en train de bouleverser son mode d’existence, la vie de son milliard et demi d’habitants, et l’équilibre du monde.

Un nouveau monde

Le film poursuit en effet l’immense proposition construite, également depuis vingt ans, par Jia Zhang-ke. À des titres divers, il est en effet possible de considérer que les dix longs métrages de fiction depuis son Xiao-wu artisan pickpocket en 1997 sont consacrés au même thème: l’entrée de la Chine dans le XXIe siècle.

C’est à dire sans doute l’événement planétaire le plus important depuis la découverte de l’Amérique, un basculement d’une ampleur telle qu’on est loin, très loin d’en avoir pris la mesure –surtout en Europe toujours persuadée d’être le centre du monde, alors que celui-ci n’est même plus en Occident.

Et c’est bien, à nouveau, l’enjeu de ce nouveau film. Mais il le fait avec un élan, une complexité, et aussi un geste d’amour envers le cinéma sans précédent dans son œuvre, qui confère à ce film une place exceptionnelle au sein de son parcours. Et, aussi, une place exceptionnelle dans le cinéma mondial: quel autre film, quel autre cinéaste prend aujourd’hui en charge rien moins que l’histoire au présent d’une civilisation?

Geste d’amour envers le cinéma? Agencés avec une impressionnante liberté, film de gangsters et comédie musicale, science fiction et documentaire, burlesque et mélodrame s’allient en efet pour accompagner, de 2001 à 2018, l’histoire de Qiao, et l’histoire de la Chine contemporaine.

Geste d’amour, aussi, pour une femme, et pour une actrice, Zhao Tao.

Une actrice exceptionnelle

Elle est l’interprète de tous les films de Jia depuis le deuxième, Platform, en 2000. Danseuse de formation, comédienne dont les ressources n’ont cessé de se déployer davantage de film en film, elle offre avec ce nouveau rôle une interprétation incomparable.

Le long voyage de Qiao à travers la Chine actuelle, l’extraordinaire trajectoire de son interprète

Il lui suffit de marcher, dans un bistrot ou sur un quai de gare, pour que dix histoires s’esquissent. Il lui suffit de s’asseoir, seule femme parmi des hommes aux physiques de durs, pour qu’une lumière et une vibration irriguent l’écran de forces contradictoires, troublantes, inquiétantes, émouvantes. Il suffit à son visage d’offrir à la caméra sa nudité pour que s’accomplissent un combat, une défaite, une trahison, une victoire.

À l’exact opposé de l’exhibition tapageuse des «performances» que viennent trop souvent consacrer les prix d’interprétation et autres trophées et statuettes, cette présence d’une intensité élégante, ce sens du tempo et du mouvement, de la retenue et de la nuance portent à des hauteurs peu communes l’idée même du jeu d’acteur.

Que Les Eternels n’ait pas été consacré au palmarès du dernier Festival de Cannes est une erreur, une grave erreur. Que Zhao Tao n’ait pas reçu le prix d’interprétation est une faute. Une injustice absolue.

Son propre cinéma comme archive

La présence de son actrice et épouse dans tous ses films depuis le début du XXIe siècle raconte aussi ce cheminement, qui est celui d’une société toute entière. Encore n’est-ce que l’aspect le plus individuel du pouvoir du cinéma de documenter l’histoire en train de se faire, dimension à laquelle Jia est particulièrement attentif.

On se souvient par exemple de la manière dont, dans I Wish I Knew, il reconstituait l’histoire de Shanghai au XXe siècle en associant entretiens avec des témoins et extraits de films de fiction. Comment, dans A Touch of Sin, les références aux films d’arts martiaux héroïques (wuxia) aidaient à documenter les crises violentes ouvertes par les transformations de la société chinoise. Comment, dans Au-delà des montagnes, un format d’image différent était associé à chacune des trois époques du film.

La longueur de la période prise en charge, la manière de repasser sur ses anciennes traces nourrit ici la richesse des suggestions quant à ce qu’a vécu la Chine durant ces deux décennies, avec une puissance inédite.

Le début et la fin du film sont ainsi situés à Datong, la grande cité minière de la région natale de Jia (le Shanxi, Nord Ouest de la Chine) où il avait tourné un court métrage à bien des égards décisif dans son parcours, In Public. Il y expériementait pour la première fois en 2001 (date à laquelle commence Les Éternels) la caméra numérique dont il allait désormais faire des usages si créatifs.

Et le nouveau film réutilise des plans tournés tout au long des dix-huit dernières années, en mettant en évidence la variété des formats et des qualités d’images, traces technologiques et plastiques des évolutions du temps.

La partie centrale du film retrouve la région des Trois Gorges, dans le sud du pays, où Jia a réalisé Still Life (2006), film charnière dans la construction de l’œuvre du cinéaste, tourné sur le site du «plus grand chantier du monde» (et d’une des plus catastrophes environnementales fabriquées de main d’homme).

Ainsi les références et les souvenirs –incarnés par la présence de Zhao Tao, visualisés par les changements d’image, hantés par les souvenirs des films précédents– contribuent-ils à rendre sensibles, à travers les codes du film noir et de l’histoire d’amour, les transformations extrêmes de la Chine.

Plus il y a de fiction, plus il y a de réel

Avec ce film se déploie de manière inégalée la singularité du travail de Jia Zhang-ke, singularité qu’on pourrait résumer d’une formule qui semble paradoxale et est une des vérités mystérieuses du cinéma à son meilleur: non seulement dans tout film il y a à la fois de la fiction et du documentaire, mais plus il y a de fiction, plus il y a de documentaire.

Dans tous les films de Jia, mais à un degré inédit dans celui-ci, plus se produisent de rebondissements romanesques, bagarres et meurtres, amours passionnées, voyages, rencontres, et même passage d’extra-terrestres, plus la réalité est décrite avec précision et complexité, d’une manière à la fois émouvante, efficiente, et sans cesse inattendue.

Les bouleversements sociaux, techniques, culturels que connaît ce pays aux dimensions d’un continent, pays parcouru physiquement par le film et son héroïne du nord au sud et jusqu’au grand ouest des terres de colonisation, mais aussi parcouru grâce à ses chansons, ses danses, ses vêtements, ses rêves, ces bouleversements nourrissent une fresque cinématographique d’une ambition peu commune.

Les Éternels, c’est l’histoire d’une femme qui aimait un homme mieux que celui-ci n’était capable de l’aimer. C’est l’histoire d’un continent qui, en changeant de siècle, change le monde..

Jean-Michel Frodon – Slate – février 2019