Reprise : John Cassavetes face à la vulnérabilité enfantine

Son deuxième long-métrage,  Un enfant attend, invisible pendant des décennies, ressort en salle.

Burt Lancaster dans Un enfant attend (1963), de John Cassavetes.

Jean Hansen est une musicienne qui n’a jamais réussi à percer. Elle a passé sa vie à enchaîner les petits boulots sans trouver un travail qui puisse véritablement la combler. Un jour, Jean se présente dans une institution spécialisée qui s’occupe d’enfants autistes et ­trisomiques. Bien décidée à y ­travailler, Jean s’égare dans les couloirs de l’établissement et tombe nez à nez avec les petits qui sortent de leurs cours. Intrigués par sa présence, ils l’encerclent et la dévisagent, lui posent sans cesse des questions. Jean Hansen est ­incarnée par Judy Garland, « la ­petite fille de l’Amérique » qui, en 1963, va sur ses 40 ans. Elle joue dans l’un de ses derniers films, réalisé par un jeune ­cinéaste qui, lui, tourne son troisième long-métrage : John Cassavetes. Après Shadows (1959), ­manifeste pour un ­cinéma sauvage, physique et ­improvisé, Cassavetes tournera deux films pour des grands studios : Too Late Blues (1961) pour la Paramount et Un enfant ­attend (1963) pour la ­United ­Artists. Une parenthèse qui lui laissera un goût amer.

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Invisible pendant des décennies, Un enfant attend ressort sur les écrans : l’occasion de réaliser que ce qui fut longtemps considéré comme une erreur de parcours est un très grand film. Il n’y a pas à attendre longtemps pour le comprendre : les dix premières minutes suffisent à nous déchirer. Que ce soit l’arrivée de Reuben Widdicombe (l’inconsolable et sidérant Bruce Ritchey), un ­enfant autiste qui, devant l’institut, refuse de descendre du taxi et ne se doute pas une seule seconde qu’il ne reverra jamais ses ­parents, ou celle de Jean Hansen. A travers son ­maquillage prononcé et son ­allure de grande dame, impossible de ne pas ­retrouver les traits poupins de la Dorothy du Magicien d’Oz. Dans cette scène, où Jean fait connaissance avec les pensionnaires, Judy Garland ne joue pas : elle est elle-même, c’est-à-dire une enfant qui a vieilli, encerclée par d’autres ­enfants qui semblent la reconnaître – elle est une des leurs.

Instiller de l’imprévu

La scène est splendide, parce que Cassavetes la filme comme un moment documentaire où un mythe hollywoodien se cogne contre le réel. C’est cette collision entre deux mondes qui fait tout le prix d’Un enfant attend, un film qui appartient autant à son studio qu’à Cassavetes, autant à Burt Lancaster et à Judy Garland qu’aux enfants qui peuplent les plans. Cassavetes est avec eux, auprès d’eux, leur confiant la ­mission d’instiller de l’imprévu à l’intérieur du film. Ce sont eux que sa caméra filme longuement, sidérée devant leur puissance d’apparition, leur innocence et leur vulnérabilité.

LÀ ENCORE S’OPPOSENT LA RETENUE DES ACTEURS HOLLYWOODIENS ET L’ÉLAN INCONTRÔLABLE DE CES CORPS D’ENFANTS

Le film aurait très bien pu porter le titre de son film suivant, Faces (1968), ou encore s’appeler Love Streams, qu’il réalisera en 1983, car l’histoire est celle d’une femme qui cherche son monde d’Oz, un endroit où donner un sens à sa vie, et qui fera la rencontre d’un enfant qui attend d’être aimé. Là encore s’opposent la retenue des acteurs hollywoodiens et l’élan incontrôlable de ces corps d’enfants, qui débordent d’amour et manquent d’affection. Des corps qui appartiennent complètement au cinéma de Cassavetes, prophétisant à leur manière celui de Gena Rowlands que l’on croise dans le film, mais qui n’est pas encore la princesse effondrée d’Une femme sous ­influence.

Sur le tournage, le cinéaste ­entrera en conflit avec Stanley Kramer, alors producteur du film. L’enjeu concerne le sens que l’on doit donner à la toute fin. La querelle est à l’image du débat qui fait rage dans la société ­concernant la meilleure manière de traiter les enfants handicapés. Kramer aura le final cut, et ­Cassavetes, qui reniera le film, expliquera que le montage de Kramer « affirme que les enfants attardés doivent rester dans des maisons spécialisées ». Difficile de ne pas voir, dans cette fin ­voulue et contrariée et dans le portrait d’un enfant qui ne pense qu’à s’enfuir pour étreindre le réel et ses parents, une façon pour­ ­Cassavetes d’orchestrer son adieu au système des studios.

Par Murielle Joudet  Le Monde  18 février

Film américain de John Cassavetes (1963). Avec Judy Garland, Burt Lancaster, Gena Rowlands (1 h 42).

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