Frederick Wiseman

On croise Frederick Wiseman au bar du luxueux et modérément wisemanien Hôtel Excelsior, sur le Lido de Venise. Notre interlocuteur, 87 ans, cinquante ans de carrière et une quarantaine de documentaires au compteur, est l’un des plus grands cinéastes américains. Diplômé de Yale, juriste de formation, il a ­consacré son œuvre au fonctionnement des institutions de son pays. Les superhéroïques en­fantillages d’Hollywood seront oubliés quand les hommes du futur regarderont le cinéma de Wiseman pour comprendre quel pays étaient réellement les Etats-Unis.

 

Poigne toujours solide mais petite mine, Frederick Wiseman, titan octogénaire qui continue de s’occuper seul du son et du montage de ses films-fleuves, avoue une petite fatigue. Parti de France, où il vit désormais, il revient juste des Etats-Unis pour passer quelques jours à la Mostra de Venise, afin d’y présenter son premier film jamais sélectionné dans une grande compétition internationale, Ex Libris. Consacré à l’activité de ce haut lieu de la diffusion culturelle américaine qu’est la New York Public Library, c’est un film merveilleux en ce qu’il nous montre un visage de l’Amérique aujourd’hui occulté, celui du partage du savoir, de la générosité, de l’entraide, de la démocratie. Avant d’y revenir plus longuement lors de sa sortie en France, le 1er novembre, le réalisateur, sous le coup des événements de Charlottesville, livre son sentiment sur le choc entre ces deux Amériques.

Vous avez tourné ce film avant l’élection présidentielle américaine. Pressentiez-vous qu’elle déboucherait sur la négation-même de ce que vous filmiez ?

Mais pas du tout. Je pensais, comme beaucoup, que Donald Trump était une sorte de clown, et qu’il n’avait aucune chance. C’est un pur hasard. Je n’ai même pas tourné ce film par militantisme ou idéologie. Je trouvais juste que le travail culturel énorme de cette institution, qui relève à la fois du financement public et du mécénat privé, était moralement et politiquement exemplaire.

Vous avez donc été surpris par l’élection de Donald Trump ?

Oui, évidemment. Et en même temps, non. Trump est le résultat de ce que sont devenus les Etats-Unis et de l’idéologie technocratique qui y prévaut, qui élimine tout ce qui n’est pas profitable et maintient délibérément le peuple dans l’ignorance. Henry Louis Mencken, un journaliste à la pensée très aiguisée, le disait déjà dans les années 1920 : il est impossible de sous-estimer la stupidité du public américain. Et voilà bien la preuve de l’efficacité redoutable de cette idéologie, qui conduit le peuple à voter contre ses propres intérêts. Trump lui-même, d’ailleurs, est un excellent exemple de l’immense faillite de notre système éducatif.

Ce qui se produit aujourd’hui aux Etats-Unis vous semble-t-il nouveau ou est-ce l’expression d’un courant ancien ?

Je conseille à tous ceux qui se posent la question de lire The Confidence-Man [Le Grand Escroc],le dernier roman d’Herman Melville, un génie sacrifié de l’Amérique du XIXe siècle. L’histoire est celle d’un escroc qui se déguise en un personnage différent à chaque fois et plume tous les passagers d’une croisière en leur inspirant à chacun la plus grande confiance. Toute la typologie des vices américains est dans ce livre. Il faut toujours relire les écrivains. Quant à l’idéologie réactionnaire, au nationalisme borné et au fascisme américain des années 1930, ­Nathanael West et Sinclair Lewis les ont formidablement décrits. Donc rien de ce qui se produit aujourd’hui aux Etats-Unis n’est nouveau. Tout était déjà là, ne demandait qu’à s’exprimer, et il le fait avec l’assentiment implicite du chef de l’Etat. Je vois là une immense responsabilité du camp ­républicain, dont le silence à ce propos est une lâcheté.

La violence des événements de Charlottesville, cet été, ont pourtant surpris beaucoup d’observateurs…

Mais à tort ! Ce courant de pensée n’a jamais disparu du pays. En Amérique, cette possibilité du fascisme est toujours présente. Il ne faut pas avoir la mémoire courte. Rappelez-vous la violence, elle aussi homicide, de la répression policière durant la lutte des droits civique dans les années 1960. Je suis moi-même un enfant des années 1930, j’ai encore en mémoire le son de la voix d’Hitler à la radio, et le soutien non négligeable que le nazisme a trouvé aux Etats-Unis. Le racisme et l’antisémitisme font partie de ce pays.

Vous qui avez sondé ce pays comme personne, pourriez-vous envisager de consacrer aujourd’hui un film à cette ­nébuleuse de l’alt-right [extrême droite] qui le compose ?

J’y pense sérieusement et j’y travaille. Mais il est trop tôt pour en parler.

 

Jacques Mandelbaum Le Monde 4 09