GORGE COEUR VENTRE

Synopsis

Les bêtes arrivent la nuit.

Elles sentent.

Elles résistent.

Avant l’aube, un jeune homme les  conduit à la mort.

Son chien découvre un monde effrayant qui semble ne jamais devoir s’arrêter.

Entretien avec Maud Alpi

par pACôME tHiELLEMEnt

Pour commencer, d’où est venue l’idée du titre qui évoque ces trois parties du corps ?

Ça vient d’un poème de Pasolini qui parle de sa jeunesse fervente, quand il parcourait la campagne et qu’il se donnait gorge, cœur et ventre à son sentiment religieux et à un amour universel. C’est dans La religion de notre temps.

Quand avez-vous décidé de faire ce film et quel a été son point de départ ou son élément déclencheur ?

Puisqu’on parle de titres, le tout premier, c’était L’été. L’été et la jeunesse face à cette matrice nocturne qu’est l’abattoir, qui chaque nuit refabrique la réalité violente de notre monde.

J’étais hantée depuis des années par des images clandestines. J’ai évoqué cette hantise dans le moyen-métrage Drakkar que j’ai réalisé pendant l’écriture de Gorge Cœur Ventre, en 2013.

Je voulais inventer mon voyage dans cet enfer. Je savais depuis le départ que le personnage humain serait en bordure – du film et de la société – et que le film serait aussi le portrait en creux d’un personnage libre qui abandonne un temps sa liberté pour devenir un rouage d’une machine dévoratrice.

Je voulais faire ressentir ce que la sensualité si désirable de l’été peut avoir d’hallucinatoire et peut-être d’insupportable quand on émerge de ce long tunnel de souffrances. Comme dans la chanson des Beatles : Because the sky is blue it makes me cry… Avec Baptiste Boulba-Ghigna, mon co-scénariste, on a mis du temps à accepter que l’abattoir deviendrait aussi la matrice du récit. On s’est d’abord auto-censurés, pour tout dire, parce qu’on pensait qu’on ne pourrait jamais tourner dans un abattoir en fonctionnement.

C’est en se mettant à le chercher qu’on a décidé d’entrer vraiment dans la machine infernale et de laisser naître le récit de là. Tout ce qu’on avait pu créer comme dramaturgie extérieure a été supprimé entre le tournage et le montage.

Comment ça a été possible qu’un abattoir accepte qu’on tourne, entre ses murs, un film qui vient à le présenter comme un Enfer ?

Depuis plusieurs films je fais les repérages avec mon co-scénariste. On cherche des lieux qui nourrissent notre imaginaire, on rencontre les gens, on réécrit, c’est une exploration indispensable. Dans la bouverie où j’ai choisi de tourner, les matières étaient lacérées par le temps. Le passage des bêtes avait laissé des traces noires sur les murs en béton. Tout le couloir de la mort était imprégné de ces traces noires. C’était très fort émotionnellement, mais c’étaient aussi les signes d’un monde au bord de l’effondrement. Ça rencontrait notre désir de fiction. C’est la fiction, je pense, qui a rendu possible le tournage. Et puis je voulais tourner uniquement dans la zone sale, où les règles d’hygiène sont moins drastiques.

La Zone Sale ? Qu’appelle-t-on la Zone Sale ?

C’est tout l’espace qui va de l’arrivée des bêtes, sur les quais de déchargement, en passant par la bouverie et la tuerie, et jusqu’au moment où on dépouille le cadavre de sa peau – après, une fois que la peau est enlevée, la dernière trace d’individualité a disparu, c’est le début de la viande…

 

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Ce qui est unique dans Gorge Cœur Ventre, c’est l’impression de connaître ces bêtes. Tous ceux qui vont à l’abattoir. C’est insoutenable, parce qu’on ressent leur souffrance dans notre chair à nous. La distance qui est d’habitude prise par rapport à des animaux disparaît complètement, probablement parce que le chien, Boston, fait la transition, on est avec lui dans un état intermédiaire entre la protection que les hommes nous procureraient, et l’humanité que les bêtes nous rappellent… Quelles ont été les modalités de tournage avec des acteurs dont on sait qu’ils vont mourir à la fin de la prise ? Ou, pour le dire plus directement : Comment avez-vous réussi à ne pas vous effondrer en faisant un film pareil ?

J’ai tout fait pour qu’ils soient des personnages et pas des acteurs. Je n’ai jamais fait refaire un trajet à une bête. On s’est insérés dans le processus de l’abattoir pour tourner ces scènes-là.

J’ai rencontré Virgile Hanrot et Boston ensemble, c’était un couple dans la vie. J’ai vécu avec eux avant le tournage, pour les préparer et mieux les connaître. Virgile a appris son métier auprès du vrai bouvier de l’abattoir, on allait régulièrement observer les lieux, le travail. Boston, lui, n’a découvert l’abattoir qu’au moment de tourner. Pendant le tournage, Virgile faisait le travail du bouvier. C’est un acteur humain qui vient jouer dans une situation documentaire : parfois il se joue de cette situation, et parfois la situation le dépasse.

Pour moi c’était une expérience conflictuelle. Notre travail devait s’adapter au rythme de la chaîne. On était pris dans un rythme d’abattage, et bien sûr dans un rythme de tournage, donc dans un double rythme de production. Ces cadences, et la nécessité de tenir physiquement dans des conditions hostiles, ça endigue les émotions. Ça n’est pas rassurant de constater à quel point on peut se blinder face à ce qui nous déchire le cœur.

Donc la question pour moi c’est moins : qu’est-ce qui m’a empêchée de m’effondrer, que : qu’est-ce qui m’a permis de rester faible, de rester vulnérable et poreuse. C’était ça l’important.

Je suis allée à l’abattoir avec la volonté de voir quelles miettes subsisteraient de la bonté, de l’amour, entre les bêtes, et aussi entre les hommes et les bêtes. Je voulais filmer une contagion émotionnelle entre les bêtes et les hommes. C’était notre hypothèse de fiction. Ce qui m’a permis de ne pas lâcher cette hypothèse, et de rester poreuse, c’est que ce n’était pas que de la fiction. Ce que les bêtes échangent entre elles, ce que Boston a échangé avec elles, et leurs regards tournés vers nous, tout ça, je l’ai reçu comme une injonction.

Dans le film, le héros parle avec son ami, qui est un bouvier également, de leurs cauchemars et de la possibilité de sortir les cris des animaux de leur tête… Est-ce que c’est quelque chose que vous avez ressenti ? Ou est-ce juste pour les besoins du film que vous avez écrit ces phrases ?

Le rêve de Virgile, de bêtes qui ne crieraient plus et ne chieraient plus, c’est vraiment le rêve du personnage. Il prend la parole après un très long silence. Il est déjà englouti dans l’absurdité de sa tâche.

Mais oui, certains d’entre nous n’étaient pas si loin de cet état. On en venait à souhaiter que les bêtes se taisent. On n’était plus toujours conscients de ce qu’on filmait, nous aussi on était engloutis. On a filmé la séquence des veaux dans un état second, envahis par leurs cris, par l’acidité de l’air, on n’arrivait plus à penser ni à communiquer.

Je crois qu’on peut vite en arriver à des pensées folles comme l’idée de bêtes «p ropres»  une fois qu’on est enfermés dans une machine à tuer.

Sur l’articulation entre le documentaire et la fiction, une hypothèse me vient. Il y a deux jours je revoyais un film de Robert Aldrich, The story of Lila Claire (Le démon des femmes) avec Kim Novak, qui se termine sur une publicité pour de la nourriture pour chiens. On voit des chiens qui se battent pour manger une plâtrée, mais ce sont des images quasi fantastiques, d’une violence folle, et la voix publicitaire parle d’une « nourriture composée de vraie viande, avec un vrai goût de viande, de la véritable viande ». Le film lui-même est une méditation sur le destin tragique des actrices qui nourrissent les films que les gens adorent. C’est un anti-Sunset Boulevard et cette publicité fonctionne comme une allégorie de tout ce qu’il peut y avoir de plus horrible dans l’industrie cinématographique, qui voudrait en gros dire que la beauté naît du fait que l’esthétique naît de véritables souffrances commises sur les hommes. Le cinéma a toujours vécu du sentiment coupable d’avoir fonctionné lui-même comme un abattoir.

Donc rétroactivement, votre film vient raconter quelque chose non seulement sur les abattoirs, mais aussi quelque chose sur le processus cinématographique. Et il y a ce truc, quasiment la base de tout ce qui cloche dans l’esprit humain, qui est de se dire qu’on ne peut pas jouir sans la souffrance d’autrui. Donc même dans l’art… L’art n’est jamais aussi beau que si on sait qu’il y a une vraie souffrance d’autrui pour le légitimer. Est-ce qu’il n’y a pas quelque chose de ça aussi dans Gorge cœur ventre ? C’est à dire que bien que ce ne soit pas des acteurs, malgré la dimension documentaire, les animaux sont aussi porteurs d’une vérité qui serait une vérité allégorique de la condition humaine, et aussi du problème de la création de l’œuvre d’art ?

Il y a une phrase de Malaparte qui dit à peu près : le capitalisme est fondé sur le sentiment que sans la souffrance d’autres êtres, on ne saurait pas jouir de nos biens et de notre bonheur…

Il y a sûrement quelque chose de ça, que je n’ai pas cherché à conceptualiser parce que c’est évident et brutal dans un abattoir ces choses là – comme dans les élevages évidemment. On est vraiment à la racine de ce qui nous écrase : s’approprier l’autre en l’enfermant, en le contraignant, en le tuant, ou tout ça à la suite.

Ce qui me vient, par rapport à ce besoin vampirique de souffrance que vous évoquez, c’est la grande jeunesse de presque tous les personnages.

Les animaux qui se font tuer ont pour la plupart moins de deux ans… D’ailleurs ils sont de plus en plus jeunes à mesure que le film avance, l’agneau doit avoir trois mois. Pour les animaux qui savent qu’ils vont se faire tuer, nous, équipe de cinéma, sommes périphériques – peut-être une question de plus dans leur angoisse.

Pour Boston, qui avait un an au moment du tournage, il s’agit bien d’une situation de travail, mais reste à savoir comment il se représente ce travail. Et puis c’est un travail qui engage des émotions bien réelles, qui le surprennent et parfois le dépassent. Et pour Virgile, qui avait vingt ans et avait assurément conscience de travailler pour un film, c’est, étrangement, sa mission d’acteur qui prend le dessus et le monde réel qui devient flou : il décrit son travail à l’abattoir comme un état proche du somnambulisme (Voir entretien avec Virgile Hanrot).

Le film est là pour que chacun s’en empare dans toutes les directions possibles et désirables.

Mais je voulais d’abord regarder les animaux pour-eux-mêmes. Je voulais approcher leurs âmes, dans un endroit qui en fait de la chair à vendre. Les animaux qui se font tuer ne sont pas des métaphores des humains qui se font broyer par un système économique ou politique. La domination exercée sur les animaux est la matrice, l’abattoir est la matrice d’un monde où les humains s’entre-dominent et se font broyer au nom de l’efficacité et du profit. C’est-à-dire que l’abattoir à mes yeux n’est pas l’image d’autre chose – c’est déjà un sacré effort de le regarder pour lui-même… Mais l’abattoir produit quelque chose d’autre que de la viande, il produit la possibilité de dominations infinies. Il est un outil de normalisation de la domination. Et il refabrique ça chaque nuit.

Il y avait une scène où Virgile rentrait dans son squat et découvrait qu’il avait été saccagé. Les intrus avaient bombé des insultes au mur, « Dehors les rats ». Soudain le monde de la nuit et le monde du jour se rejoignaient. On l’a coupée au montage parce qu’on la trouvait trop démonstrative, mais elle répond un peu à votre question  !

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Et quel est le rôle de l’humain dans ce dispositif ? Nous avons des animaux qui ne sont pas des acteurs, et un chien qui est dirigé et qui est entre les deux, et à partir duquel nous traversons le film, et puis il y a le jeune bouvier. Et lui il n’était pas acteur. Ni bouvier. Il est devenu les deux pour le film. Comment avez-vous composé ce personnage ? Quelle était sa fonction pour vous ?

Virgile et Boston forment un couple. Ils sont tout l’un pour l’autre. Même ça l’abattoir va réussir à le séparer.

Boston est notre guide en enfer, et le seul qui nous permette d’en sortir vraiment – grâce à son pouvoir ancestral de chien, qui peut passer des portes et avoir accès à d’autres mondes.

Virgile est peut-être plus vulnérable. Il bride sa spontanéité, ses émotions semblent endormies. C’est une jeunesse broyée par la machine. Mais il suffit de la parole d’une fille, d’un regard de son chien, pour qu’il redevienne un animal heureux, un animal honteux ou un animal en colère. Il est faible et souple.

Je ne voulais pas d’un personnage humain exemplaire. Je voulais que son drame soit un drame du regard, comme ce que vit le spectateur. Il n’est ni un héros révolté, ni rendu sadique ou vidé de sa substance par la machine. Tout est encore possible. Mais je le tiens à une certaine distance, comme le fait le chien qui s’interroge sur les hommes.

Virgile est la question du film.

Les films que j’avais vus jusqu’à présent sur les abattoirs, c’étaient des films militants, et ils fonctionnaient toujours avec des perspectives de type caméras de surveillance. Tout ce qui relève de ce dispositif ne renvoie pas à la subjectivité des animaux mais nous rappelle à l’état de désubjectivation des hommes-victimes. Ce qu’il y a de puissant dans les films militants mais aussi de très problématique c’est qu’en fait la froideur objective avec laquelle ils présentent les choses nous met de facto du côté des policiers. Si nous regardons un film avec une caméra de surveillance, nous sommes du côté du surveillant. Donc en fait c’est la honte d’être du côté du surveillant qui nous fait nous sentir du côté des victimes. Là on est avec le chien, et du coup on est proches des animaux. Donc ce que ça nous rappelle c’est moins notre participation coupable à leur mise à mort, que notre proximité avec eux en terme d’être. On est en fait aux antipodes du film militant, c’est à dire que le film militant est efficace, mais pour être efficace, il doit abandonner quelque chose. Souvent il abandonne la beauté d’ailleurs. Il abandonne le critère esthétique qui renvoie trop finalement au domaine subjectif.

Je suis contente que vous parliez de proximité. Avec le chef opérateur, Jonathan Ricquebourg, et puis avec la monteuse, Laurence Larre, on a vraiment cherché à être avec, à toucher, à caresser.

On voulait créer des liens sensibles entre les êtres. C’est la perception du chien qui domine, bien sûr, c’est lui notre guide. Mais on voulait que cette perception circule entre les bêtes et les hommes.

Le film militant, toujours clandestin, c’est le hacker contre la machine.

Là, c’était machine contre machine. La fragile machine-cinéma contre le moloch-abattoir.

La bouverie, le couloir de la mort, sont déjà une mise en scène. C’est un espace politique, un espace de dominations, fonctionnant par séparations. La mise en scène concurrente, la mienne, devait transgresser ces séparations, travailler la beauté, la chaleur, là où on aurait pu attendre dégoût et répulsion. On a travaillé avec des focales assez courtes qui permettent de caresser du regard sans pour autant déformer. On se disait parfois pendant le tournage : on est comme un esprit ou un souffle, on est comme le dieu vaincu dont parle la fille, et on essaie de faire le lien entre les êtres avec la caméra. On voulait faire communauté.

Pour revenir aux films militants, ils ne me donnent jamais l’impression d’être à la place du policier  ! Peut-être parce que je pense toujours aux mains qui ont posé et caché ces caméras, aux mains qui sont venues les reprendre à l’insu de tous, au courage qu’il faut pour faire ça.

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Il y a un artiste auquel j’ai pensé en regardant votre film – à part un peu Tarkovski pour l’esthétique – c’est Kafka. Pour plusieurs raisons, évidemment pour Les recherches d’un chien et tous ces récits qui sont écrits du point de vue d’un animal, mais aussi pour ceux où on sait qu’on ne sortira pas d’une prison, ce qui n’est pas le cas des chiens, mais celui des autres animaux dans le film, et le cas d’un peu tout le monde chez Kafka. Il était végétarien et je pense qu’il y a un lien entre son végétarisme, son identification à la cause animale, et son impression de ne jamais réussir à sortir de dispositifs carcéraux. Quelles sont vos influences ? J’ai l’impression que Gorge cœur ventre n’a pas eu d’équivalent dans l’histoire. Est-ce que vous voyez des films dont il serait cousin, ou des livres dont il pourrait se rapprocher ?

Je suis très sensible au cinéma de Herzog, à sa façon de s’embarquer corps et âme dans une aventure, à la recherche de quelque chose de jamais vu. Il cherche un absolu, une extase, en passant par un chemin douloureux.

Lui comme Tarkovski, qui écrivait dans son journal qu’il faut « vivre pour un monde futur» , ils constituent des références qui peuvent paraître terrassantes si on les prend sérieusement comme des références, et pourtant ils ouvrent, ils donnent confiance pour aller vers des territoires inconnus, ils aident à garder la foi dans le cinéma. Je savais ce que je voulais créer avec les animaux non humains, mais je n’avais pas de références directes. Je voulais faire quelque chose qui me manquait en tant que spectatrice. Pour préparer le travail sur les personnages humains, j’ai regardé beaucoup de films de guerre, mais c’était davantage une préparation psychologique et énergétique.

Il y a aussi un photographe suédois, Anders Petersen, qui m’a beaucoup nourrie. C’est une sorte de reporter du quotidien, mais j’aime pas ce mot, disons un reporter de la rue, des fêtes, des cuisines. Il ne va pas chercher des sujets extraordinaires mais il a une façon de photographier les gens en étant avec eux, en totale empathie avec eux, sans jamais se départir d’une certaine inquiétude. Bref, il est vraiment là  ! Il utilise des focales assez courtes qui touchent ses personnages, qui les caressent, les étreignent, parfois tendrement, parfois violemment. Il aborde l’animalité de tout le monde avec beaucoup d’amour.

Est-ce qu’on approche la question plus politique du végétarisme ? Est-ce qu’on peut y échapper ? Est-ce qu’on doit ne pas l’inclure dans l’interview ?

La question de manger les animaux ? Moi je ne les mange pas. Ça fait huit ans que j’ai arrêté définitivement.

Je ne vois pas comment on échapperait à cette question… On ne regarde pas de la même façon quelqu’un qu’on mange et quelqu’un qu’on caresse, on ne regarde pas de la même façon quelqu’un qu’on s’approprie et quelqu’un qu’on désire voir libre… En tous cas, dans un environnement aussi destructeur, j’ai du mal à croire que ce soit possible.

Et vous, est-ce que vous regarderiez mon film de la même façon si vous aviez en tête que j’ai ensuite dévoré ceux que j’ai filmés ?

Ce serait insupportable, je crois. Ça renvoie à l’image, très violente, de l’homme, qui à l’instar du Démiurge (« son » Dieu), ne jouit vraiment que s’il sait que son plaisir se paie de la souffrance de l’autre. Soit on accepte cette image, et tout ce qu’il va avec, et le monde qui va avec. Soit on ne peut pas la supporter, et du reste on supporte ensuite de moins en moins d’accommodements avec l’injustice ou la violence.

Oui… et ça va au-delà du végétarisme, qui est une conduite morale individuelle, et ça concerne notre liberté à tous. Est-ce qu’il y a un monde possible où il y aurait des territoires pour tous les animaux ? Ailleurs que dans des mondes parallèles…

Et vous n’avez pas eu peur de faire ce qu’on reproche souvent aux végétariens d’ailleurs, ou aux défenseurs de la cause animale, c’est-à-dire d’anthropomorphiser les bêtes ?

Si j’ai eu peur d’une chose, c’est de ne pas assez incarner les visages et les émotions de chacune. J’ai eu peur de me faire terrasser par la machine séparatrice de l’abattoir, ça oui.

Avec Boston, c’est différent. C’est un chien imaginaire, même si beaucoup de scènes reposent sur des élans sincères du vrai Boston. Concernant les chiens, le soupçon d’anthropomorphisme est amusant, car depuis des siècles nous nous sommes modelés réciproquement, et nous avons dû échanger tellement de choses, dont nous ne soupçonnons qu’une infime partie…

De toutes façons, derrière cette idée d’anthropomorphisme, vous le savez, il y a un présupposé : que certaines émotions, certaines valeurs, seraient le propre de l’humain. Ma démarche est d’animaliser, je veux dire, d’insister sur l’animalité des émotions, qui nous sont communes à tous, humains et non humains.

Il y a une tradition humaniste puissante et féconde dans le cinéma : elle repose sur la sacralité du visage, la mise en lumière du caractère unique des êtres. Mon film animalise ça. C’est juste une façon d’élargir l’étreinte.

Ça a été une source de tension, souvent, entre la trame des hommes et celles des bêtes : dès que l’homme prend un peu trop de place dans l’histoire, on a tendance à voir la bête en contre-champ comme une métaphore. C’est une habitude du regard. Mais je crois que les humains qui vont au cinéma sont ouverts à des voyages qui les décentrent, et qui les embarquent dans des endroits inattendus de leur animalité.

À la fin du film on voit des animaux qui sont véritablement en communion, dans un état d’affranchissement, libérés de leurs chaînes, et ce qu’on entend, par contre, c’est la chanson de Leonard Cohen : dis à ton esclave où tu veux qu’il aille, montre lui l’endroit où tu veux qu’il aille… J’interprète cette chanson de Leonard Cohen comme une chanson religieuse monothéiste classique, celle d’un Dieu Seigneur qui fait souffrir l’homme, tandis qu’on voit des animaux qui sont eux dans un affranchissement de type gnostique : la divinité comme porteuse de liberté. Est-ce que vous avez cherché ce double sentiment, et est-ce que les paroles rappellent un état de fait, tandis que l’image montrerait plutôt une vision heureuse, un état de rêve ?

Cohen dit aussi : There were chains so I loved you like a slave…  «  Il y avait des chaînes, alors je t’ai aimée comme un esclave… » Il se souvient d’un amour qui l’enchaînait. Comme le chien peut-être se souvient de l’amour qui l’a attaché à son maître. Il se souvient de sa vie passée. Sans doute que tout n’est pas résolu pour lui…

Oui, il y a ces deux émotions à la fin, le rappel du monde des maîtres, et l’inquiétude de quelque chose de nouveau, quelque chose qui n’a pas de nom et qui reste à inventer.

 

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Entretien avec Virgile

par MAUd ALpi

J’aimerais que tu me reparles sans forcément entrer dans les détails de ta vie avant le film, des années d’avant, parce que nous, quand on t’a rencontré avec Baptiste à la free parade, tu avais vingt ans et tu n’avais jamais pensé à faire l’acteur…

C’est vrai… Mon parcours ça a été la restauration, l’hôtellerie, c’était une des seules choses que je voulais faire après la troisième, alors j’ai fait un bac pro hôtellerie. Et après ça j’ai passé un CAP, puis un bac que j’ai pas eu. Ça faisait un moment que je voulais être indépendant, me barrer de chez moi. Quand j’en ai eu l’opportunité, je suis parti. J’avais un travail, un appart, je me sentais prêt à vivre sans l’aide de personne. Mais ça s’est pas passé comme je l’avais voulu. J’ai été à la rue. Ça a été dur de revenir en arrière.

Pourquoi tu as lâché l’hôtellerie, l’apprentissage ?

Parce que j’en avais marre d’être toujours aux ordres de quelqu’un.

Sur le tournage, tu avais un double travail, puisque pendant les prises tu travaillais pour la chaîne d’abattage, et tu travaillais bien sûr pour le film. Comment tu as vécu ça ?

C’était une découverte de deux mondes, simultanément. Deux mondes dont j’avais entendu parler, mais que je connaissais pas, j’apprenais plein de choses d’un coup. C’est une place bizarre. Je me sentais acteur, mais dans la réalité. C’était un jeu avec la réalité. Mais les vaches je les emmenais quand même se faire tuer.

Et c’était comment pour toi de faire ça ? C’était pénible, c’était étrange ?

Je dirais pas que c’était pénible, parce que j’avais une soif de connaître de nouvelles choses, d’apprendre… Je rejetais rien, parce que c’était une nouvelle expérience.

Sur le tournage on peut dire aussi que tu avais un double rôle, parce que tu jouais, et puis avec Baptiste, tu préparais Boston à jouer, tu le mettais en condition. Ce qui m’a frappée c’est que Boston a compris très vite qu’il y avait des moments de travail et des moments sans travail, et qu’il fallait faire comme si la caméra n’était pas là. Qu’est-ce que ça peut être pour lui, ces moments de sérieux, et la présence de la caméra ? Tu imagines qu’il se représente ça comment ?

Je pense que c’était aussi une nouvelle expérience pour lui. C’était son premier travail. Je vais pas faire le mec qui parle aux animaux mais… j’ai parlé à Boston. Je pense qu’il a compris.

Gorge Cœur Ventre       Entretien avec Virgile

Et il a vu je pense que mon attitude était différente, que j’avais pas le même comportement, que c’était pas le même monde. Je pense qu’il était apaisé aussi. Il se sentait en sécurité.

Il sentait que c’était quelque chose de nouveau et il a fait comme moi, il s’y est adapté. Mais je pense que ça l’a fait mûrir énormément, d’être au contact de plein d’animaux différents, surtout dans un milieu qui est pas très joyeux, ça lui a montré la réalité de certaines choses. Et je pense qu’il a compris que c’était pas un jeu. Bobo il a pris très sérieusement cette expérience. L’abattoir, les odeurs, les impressions… Ça l’a changé, ça l’a fait mûrir. Et je pense qu’il y a plein de chiens qui pourraient changer de comportement si on les mettait dans un tel milieu. Ça les met face  à une réalité qu’ils sont pas censés connaître.

Tu as observé des changements après le tournage ?

Oui. Il observe plus. Avant de faire quelque chose il réfléchit, il observe, il attend. C’est impressionnant.

Il réfléchit plus qu’avant.

Tu as découvert le film cet été, au festival de Locarno. C’est toujours un peu violent de se découvrir à l’écran, et ça l’était peut-être d’autant plus vu le contexte du film. Qu’est-ce que tu as ressenti ?

J’étais ému.

En tournant je pensais que je faisais quelque chose pour le film, et je passais à côté de la tuerie des animaux. Mais en voyant le film, je me suis vu acteur avec les animaux. J’ai vu que je prenais part à cette tuerie. Je me suis vu à une place où je pensais pas être.

Et puis j’avais un scénario différent en tête, j’imaginais un autre montage, un autre assemblage. C’était une surprise, et une bonne surprise.

Tu veux dire que toi en tournant tu pensais à faire les choses pour le film, mais tu ne te voyais pas faire les choses dans le monde réel ?

Au tournage je pensais pas au fait que les bêtes se faisaient tuer. J’étais pas dans la même réalité. C’était fictif, je pensais à moi, à ce que j’avais à faire. Je pensais pas que j’étais en train de les emmener à la mort. Si je m’étais réveillé et que je m’étais dit que j’étais en train d’emmener une vache se faire tuer, ça m’aurait peut-être fait un déclic… Mais j’étais en train de tourner. Et après je vois le film et je me dis « Wouaa… ».

Quand Boston il aboie pendant que les cochons crient, c’était une énorme surprise et ça m’a fait une vague d’émotion, d’un coup. Ça fait vraiment un truc au cœur.

Et maintenant ? Qu’est-ce que tu imagines pour les années à venir ?

J’aimerais te dire que j’attends de voir ce que la vie va me donner.  J’ai trouvé un appartement grâce à une généreuse bienfaitrice, elle nous héberge gratuitement, pour le moment. Faut que je trouve les moyens d’acheter un camion, et partir voyager.

Pour l’instant c’est voyages, découvertes, et travail… travail en dernier bien sûr. Le travail on y est forcés. On s’est habitués à ça mais on est-ce qu’on est là sur terre pour ça ? Moi je pense qu’il faut faire des choses d’abord.

Oui. Déjà essayer d’être là. Et puis faire des choses qui ont du sens pour nous.

Justement est-ce que le travail a vraiment du sens ?

La plupart de ce qui est proposé, non. Je suis d’accord avec toi.

On nous force, on nous oblige à travailler. On est dans une société du travail et personne peut s’en sortir s’il travaille pas. Moi je veux bien participer à ça, mais sans m’investir à fond dedans.

Est-ce que travailler pour un film c’était un peu moins du travail ?

C’était un plaisir. Quand je parle de travail je parle de bosser pour avoir quelque chose, pour se démerder… Le film je vois pas ça comme un travail acharné où tu bosses toujours. Tout peut arriver.

Mais au moment où on l’a fait c’était dur pour tout le monde…

Moi je te parle de la forme du travail. Le tournage c’est un ensemble qui est stressant, mais beaucoup moins stressant et ennuyeux que tous les autres boulots. C’est pas un fruit de la société, c’est un truc à part.

Gorge Cœur Ventre

Biographie

 

Maud Alpi est née dans le sud de la France en 1980. Elle a étudié la philosophie à l’École Normale Supérieure. Les vidéos faites seule ou avec des amis et ses premiers courts-métrages, Lucas sur terre (Clermont-Ferrand 2008) et Nice (Quinzaine des réalisateurs 2009, TIFF, Grand prix Côté Court de Pantin) ont été son école de cinéma. Depuis 2010, elle écrit avec Baptiste Boulba-Ghigna. Le court-métrage Courir (Pantin 2011, Indie Lisboa, Clermont-Ferrand) retrace l’alliance dangereuse entre une adolescente désireuse de dominer ses émotions et son mentor, dans la forêt où ils se retrouvent chaque semaine pour courir jusqu’à épuisement. Le moyen-métrage Drakkar (Rotterdam 2015) chronique la vie d’un couple et de leurs deux chiens, vivant leur amour à l’écart d’un monde qui ressemble pour eux à un gigantesque abattoir, et cherchant à aimer plus librement malgré leur isolement. Gorge Cœur Ventre est son premier long-métrage.