Pauvres millionnaires par Dino Risi

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Tout commence par des transports amoureux, forcément contrariés : le train qui emmène les deux couples de jeunes mariés de Rome à Florence pour leur voyage de noces part sans les époux, retardés par un quiproco sur le quai de la gare. Les deux « latin lovers », l’un brun (Maurizio Arena) et l’autre blond (Renato Salvatori, le futur faux frère de Rocco/Delon), ont déjà joué les jolis cœurs dans Pauvres mais beaux, réalisé trois ans plus tôt, et qui plut beaucoup au public italien de l’époque. Comédies de l’amour contrarié par la misère, et d’une génération qui bute sur la première marche d’une société de consommation injuste, Pauvres millionnaires rouvre le dossier de la jeunesse qui rêve d’habits neufs dans une Italie moderne. Mais elle se heurte à une réalité compliquée : les tourtereaux n’ont pas les moyens de leur ambition petite-bourgeoise, et les fenêtres de leur premier nid d’amour devront attendre leurs carreaux, trop coûteux… Dino Risi était peu enthousiaste à l’idée de tourner cette comédie, qui devait renouveler le succès populaire et commercial de Pauvres mais beaux, immédiatement suivi de Beaux mais pauvres l’année suivante. Déjà las, peut-être, de moquer l’incapacité de la jeunesse de son pays à s’adapter au monde nouveau de l’après-guerre : puérils jusqu’à l’absurde, les personnages de Pauvres millionnaires sont encore ceux de la farce attendrie, ils rêvent de richesse mais ne récoltent que les embrouilles. Moins étincelant et charismatique que le couple Trintignant/Gassman duFanfaron, tourné trois ans plus tard, celui que forment Romolo et Salvatore est encore pétri de bonne naïveté. Et les ressorts comiques qui font avancer la machine sont pareillement, au regard de l’œuvre à venir, plus proches de la facétie des Vitelloni que du cynisme et de la noirceur du Fanfaron.

De l’échangisme

Dino Risi n’en est pas à sa première comédie, loin de là, lorsqu’il tourne à Barcelone le dernier volet de cette trilogie romaine. La dérision et l’ironie, qui feront des Monstres et de La Femme du prêtre (un chef d’œuvre trop rare sur nos écrans !) des films aussi hilarants que cruels, sont encore à cette heure empreints d’un comique assez enfantin et surtout de nostalgie : les grands gamins dont l’émancipation est toujours empêchée finissent dans les jupons maternels, et le final Piazza Navona, après l’âpre grisaille des faubourgs, c’est un peu le retour à une dolce vita perdue. Inédit en France, Pauvres millionnaires montre l’envers du décor d’une vie nouvelle et urbaine, mais qui reste fondée sur la bonne vieille loi de l’argent, et de la puissance arbitraire qu’il procure : d’un coup d’un seul, le jeune écervelé licencié par son employeur revêt le costume du patron atrabilaire et capricieux, et c’est un autre personnage qui existe à l’écran. Dans un scénario sans grande nuance (ce n’est pas son affaire), Dino Risi ne moque pas seulement les rêves de confort de la jeunesse – le gag de la « femme-vitrine » dans son univers ménager vaut le détour – et le ridicule d’une bourgeoisie qui se rêve aristocrate ; il n’a de cesse de rappeler que dans ce nouveau monde seule la loi du troc fait vraiment foi. Ainsi de ce pauvre hère que joue le jeune Salvatori, qui a échangé sa veste contre celle, mieux fournie, de son beau-frère, et qui peut tout d’un coup « oublier qu’il est pauvre ». Ainsi de la riche héritière qui voudrait échanger son destin contre un autre et « savoir ce qu’est une vie de pauvre » : la grande affaire n’est pas de mener sa vie, comme on mène sa barque, mais de la refaire. Dino Risi oppose à ses personnages la loi du quiproco permanent pour les faire avancer dans un monde qui n’est pas le leur ; Mastroianni prêtre lubrique ou Gassman aveugle irascible auront certes une autre épaisseur que le jeune Salvatori de Pauvres millionnaires, mais tous partagent ce désagrément de n’être pas bien là où ils sont. Un argument bien banal, dira-t-on, mais qui colle à l’humour tellement chagrin du pessimiste Dino Risi.

Max Robin CRITIKAT