Jaquette Rivette – Céline et Julie vont en bateau

L’HISTOIRE

Julie (Dominique Labourier) aperçoit Céline (Juliet Berto) faire tomber des lunettes de soleil devant elle dans un parc. Elle la suit. Céline est prestidigitatrice, Julie bibliothécaire. La première retrouve la seconde après une agression. Elles se lient d’amitié, entreprennent les 400 coups pour parer à l’ennui estival. Des bonbons magiques leur font entrevoir ensemble l’intérieur d’une bâtisse, où Sophie (Marie-France Pisier), Camille (Bulle Ogier) et le veuf Olivier (Barbet Schroeder) rejouent en boucle un drame pompeux sous les yeux d’une fillette (Nathalie Asnar).

ANALYSE ET CRITIQUE

Céline et Julie vont en bateau se construit sur les décombres d’un projet trop coûteux de terreur pure. Jacques Rivette, le confidentiel de la Nouvelle Vague, aimerait alors bien avoir un succès, au moins à sa manière. Il part sur un projet improvisé à la mise en place moins complexe, d’une durée exploitable en salles (un peu plus de 3 heures), au ton comique et léger. Il ne s’y trompera pas, le film devenant dès sa sortie un phénomène des années 70. Au vu de comment il en remontre à la comédie navrante sur son propre terrain, on ne peut que rêver de ce que le cinéaste, spectateur enthousiaste de films d’horreur, dont le cinéma est ponctué de plusieurs scènes viscéralement terrifiantes (1), aurait pu faire dans une œuvre entièrement destinée à faire peur. Céline et Julie… porte en vestige de ce film fantôme plusieurs éclats sanglants, un manoir au climat gothique inspiré de Henry James. L’hommage à James, écrivain de l’inquiétante étrangeté, faisant de la littérature une enquête des profondeurs, reconnaît bien en lui une figure d’artiste authentique. Or paradoxalement, le dispositif à trois personnages (incarnés par Barbet Schroeder, Marie-France Pisier, Bulle Ogier) qui en est inspiré, déclamant en costumes des échanges à répétition d’une manière progressivement exsangue, jusqu’à l’obtention d’un maquillage cadavérique, et où viendront mettre la pagaille les deux hurluberlues du titre, représente les ennemis esthétiques du cinéaste : cinéma de prestige, théâtre bourgeois, culture du petit secret, du ragot qui se voudrait romanesque.

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« Le metteur en scène, ce pur cinéaste, est quelqu’un qui n’a pas de sujet, qui n’en veut pas, qui s’en défie. »Rivette se pose à l’opposé du type de spectacle que son « film dans le film » incarne, que son duo de copines anar et bariolées vont débarquer et dézinguer. Contre le récital pédant, convenu, une organisation par jours de tournage où l’intrigue s’écrit au fur et à mesure de l’improvisation des actrices, requérant leur participation à l’élaboration du dialogue, la trouvaille de jeux de mots, où la suggestion est non seulement bienvenue mais attendue. Ce n’est pas plus facile que de réciter, c’est au contraire plus ardu, cela requiert une présence de tous les instants, une capacité de slalom entre réceptivité à sa propre rêverie et concentration face à la concrétude du filmage. Cela permet surtout de déjouer dans un premier temps l’imposition par lui-même du metteur en scène. Céline et Julie…, qui passerait sans difficultés le test de Bechdel, propose à Juliet Berto et Dominique Labourier de créer elles-mêmes le spectacle auquel elles souhaiteraient être associées, loin de l’intérieur étouffant du psychodrame traditionnel, tout aussi éloigné d’une situation de racolage décoratif : « Les cons, je vais leur faire un truc comme ça, je vais les agresser, moi. Tu crois que c’est pour ma tronche qu’y viennent ? Tu parles… mon cul, ouais. Moi les petits connards, les tarés, je les aime bien. Du moment qu’y crachent… » lance Céline / Berto en coulisses maquillages d’un spectacle de prestidigitation donné à un parterre de spectateurs (où se remarque Jean Eustache)… avant que Jean Douchet, cigare au bec, en cabaretier d’une atroce onctuosité, ne vienne louer sa « pétulance » et lui proposer une tournée aux émirats arabes.

 

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C’est au montage que Rivette reprend sa responsabilité, démontre sa maestria par inserts, récits parallèles, muni d’un sens de la sécheresse et de l’ellipse. Motifs de scènes à répétition, où Céline et Julie viennent s’introduire à tour de rôle face aux automates qui leur donnent la réplique. Exploration de Paris l’été, gravitant autour du 7 bis Rue du Nadir aux Pommes, en une longue ouverture muette, filature silencieuse avant le bavardage qui caractérisera la suite du récit. Céline et Julie… convoque l’arpentage parisien de Louis Feuillade, renforce la référence au cinéma muet par des cartons, en police Art Nouveau, décrivant l’avancée de cette anti-intrigue. L’histoire se dédouble quand, grâce à des bonbons à l’herbe aux vertus hallucinogènes, les deux filles se retrouvent d’abord spectatrices, puis actrices, du drame de chambre dont elle vont libérer une enfant (apparemment pas trop mécontente d’être là) qu’elles ramèneront à ce qu’on appellerait bien la « réalité », si les fantômes du drame ne venaient les y pourchasser en un reproche mort-vivant.

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La petite fille que les deux grandes libèrent, amènent dans leur règne d’éternelles joueuses, n’« interprète » pas une gamine en détresse. Rivette la filme juste pour ce qu’elle est, une enfant trop heureuse sur le moment de voir des adultes bien sapés se prêter à ses jeux dans un décor plein de babioles. Il y a là un cas typique d’indistinction entre l’interprète et le personnage, un modèle de ce que l’auteur attend de ses actrices et acteurs – qu’elles, ils, soient là, simplement, face à la caméra. Rivette, à qui on attribuait le sourire du chat de Cheshire, évoque par son jeu grandeur nature les facéties mystérieuses de Lewis Caroll, mais encore Hergé, dont les Tintin sont maniés en pile par une Céline en plein espionnage de biblio. Sinuosité et ligne claire. Tout ce qu’il faut contre l’esprit de sérieux, des signes ludiques en bornes d’une impro simultanément menacée et rehaussée par le chaos. Un désordre amusé de chambre mal rangée.

 

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Hasard objectif probablement, influence souterraine éventuellement, la ressemblance, en termes d’ « intrigues » entre Mulholland Drive et le film a déjà été relevé. (2) On sent que Céline et Julie… serait un drame, si ce n’était pas une comédie (selon le principe de Rivette de d’abord essayer la version drôle, avant d’adopter la tragique si la première ne fonctionne pas). Il faudrait pour cela que ça finisse par craquer entre les deux actrices, leurs deux personnages. Or, ensemble, elles tiennent, envers et contre tout. Le film est plein d’admiration pour l’amitié féminine, une solidarité entre filles que nulle rivalité n’entache. Céline et Julie sont à la fois chacune qui elles sont et des figures interchangeables : si l’une ne suit pas l’autre, l’autre s’en charge inversement. Céline dans le parc du final, qui est aussi celui du prologue, boucle la boucle en ramassant l’objet perdu par la première, comme Julie s’en chargeait auparavant. Elles n’en finiront pas de se courir l’une après l’autre, sous le regard impassible d’un félin, ce mammifère suprêmement indépendant. Si le show rate pour l’une, qu’à cela ne tienne, l’autre reprendra plus tard et assènera une bonne leçon à ceux qui huaient. S’étant trouvées l’une l’autre, elles sont inatteignables.

 

 

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Rivette, qui réclamait un droit à la privauté, lui-même vulnérable, pudique concernant son occasionnelle fragilité, admire dans la rencontre de deux comédiennes qu’il organise la force sûre qui se dégage de leur partenariat, l’affirmation publique que la déconne enregistrée finit, mieux que le film à sujet, par produire. Comme le remarque Hélène Frappat, si Rohmer avouait ressentir la jeune fille tapie en lui, c’est plus une estime inconditionnelle qu’il exprime. Vis-à-vis de celles bien armées, elles, pour ne pas se laisser intimider, que même après coups et blessures, la violence de la vie ne saurait affecter au-delà d’un certain degré. Chez Rivette, le courage est une vertu résolument féminine.
(1) Les films de Rivette savent faire très peur quand ils s’approchent de la démence, comme plusieurs instants d’Out 1, ou la contamination du quotidien par la paranoïa, tel Secret Défense. La scène la plus effrayante de son œuvre, dans L’Amour fou, qu’on ne décrira pas mais dont on peut en indice suggérer la présence dans un Cinéaste de notre temps que Claire Denis lui consacre, l’est d’autant plus qu’elle est située dans le seul film à visées partiellement autobiographiques de son auteur.
(2) 
Exemple http://lmsi.net/Les-spectatrices-emancipees

 

Le test de Bechdel, ou test de Bechdel-Wallace, est un test qui vise à démontrer  à quel point certains films, livres et autres œuvres scénarisées sont centrés sur le genre masculin des personnages.

Jean-Gavril Sluka- DVDKLASSIK.