Le cinéaste Tariq Teguia ne lâche pas prise

L’écart entre le niveau du talent et celui de la notoriété est parfois abyssal. Le constat vaut dans les deux sens, illustrant ici la catégorie de l’imposture, là celle du tragique. Tariq Teguia – cinéaste algérien hors cadre et plasticien hors pair – se range dans la seconde catégorie, sans la, ni le, prendre au tragique. L’individu, côtoyé trois heures durant dans une étroite cabine de montage du Centre Pompidou – qui lui rend hommage à Paris, jusqu’au 15 mars –, apparaît plutôt comme un idéaliste pragmatique, un fauve anarchisant, un soldat spirituel armé pour la guerre totale.

Une guerre qu’il mène en poète géostratégique, dépositaire des vaincus de l’Histoire mais non moins annonciateur des combats qui ressuscitent leurs mémoires. Cet effet de souffle, cette puissance esthético-politique évoquent, bien sûr, quelques illustres affinités : Jean-Luc Godard, Michelangelo Antonioni, Glauber Rocha, Djibril Diop Mambety, pour ne citer que les plus flagrantes.

L’homme ne se laisse pas arraisonner. Sec, tendu comme un ressort, avec un air de titi algérois qui vous causerait comme ça de Fernand Braudel et Gilles Deleuze. Il tient, non sans une once de coquetterie, qu’il n’est rien – « rien qu’une amibe » –, que son œuvre est tout. On soutient, par pli journalistique, qu’un horizon est nécessaire. Celui-ci se dévoile, comme son œuvre, par fragments, esquives et ellipses, invitant à rêver ce qu’il y a dans les trous. Naissance à Alger en 1966. Installation en France en 1970 dans les bagages d’un père historien, communiste et réfugié politique.

Retour à Alger en 1978, baccalauréat au lycée français. Etudes supérieures de nouveau en France, thèse de philosophie sur le photographe américain Robert Frank, autour de la « fiction cartographique ». Parallèlement, étude et pratique de la photographie, plus quelques travaux alimentaires pour payer la passion dévorante du cinéma, entreprises en autodidacte. L’œuvre divague et foudroie à la fois (comme l’action dans les films). Depuis 1993, soit en vingt ans bien pesés, cinq courts-métrages et trois longs-métrages. Mais il y a là suffisamment de splendeur et de ferveur pour ne pas laisser quiconque indifférent.

Film-monde visionnaire

Voilà déjà une petite idée des longs, histoire de faire court. Rome plutôt que vous (2006) : Zina et Kamel, deux jeunes Algérois un rien zazous, brûlent de s’arracher du pays comme on le ferait d’une prison à ciel ouvert. Ils traînent dans le quartier de la Madrague, no man’s land de la prospérité algérienne, dans l’attente d’un fabricant de faux papiers qui leur fait faux bond. Inland (2008) : Malek, ombrageux topographe missionné par une société privée, s’installe dans l’Ouest algérien pour une étude kafkaïenne de prolongement de ligne électrique.

Trois petits tours pour s’apercevoir que la lumière ne sera pas et il s’en va, en compagnie d’une immigrée clandestine pourchassée par la police, disparaître, dans la femme noire en même temps que dans la blancheur saharienne, vers la profondeur du continent. Révolution Zendj (2013) : parti pour étudier la faillite du panarabisme à Beyrouth, le voyageur Battuta, journaliste algérien, se laisse séduire par la cause d’une réfugiée palestinienne venue de Grèce, avant de prendre la tangente irakienne pour y invoquer les esprits des esclaves noirs révoltés du califat abbasside.

Ce dernier est à découvrir d’autant plus impérativement qu’il est inédit en salles. Il fait d’ailleurs l’objet d’une « sortie nationale » le mercredi 11 mars, quand bien même à l’heure où nous écrivons ces lignes une seule salle parisienne s’est engagée à le programmer (L’Archipel). Triste constat, alors même que son œuvre gagne en envergure. Rien de plus brûlant et de plus visionnaire que ce film-monde, pensé avant le début des « printemps arabes », tourné pendant leur explosion, terminé après leur occultation. Et sortant au moment où le terrorisme frappe à notre porte.

 

Pour le cinéaste, « cette histoire-là ne commence pas avec Charlie. La France vit le contrecoup de ce qui se passe dans le monde arabe. Elle remet notamment en perspective ce que l’Algérie a vécu il n’y a pas si longtemps. Il faut rappeler que l’islam politique avait déclaré une guerre à la société algérienne qu’il est en train de perdre. Je veux être optimiste et considérer qu’on assiste aux derniers soubresauts du rigorisme religieux avant le passage à une société plus éclairée. N’enterrons pas les printemps arabes. En dépit de leur échec, ils ont montré que le soulèvement était possible. Révolution Zendj, c’est exactement cela : montrer la persistance des luttes, la manière dont elles se répondent dans l’espace mais aussi dans le temps ».

L’idée vaut pour l’œuvre. Adossé à l’immobilisme et au bain de sang algériens, suspendu à la démonétisation des utopies révolutionnaires, hanté par le double spectre du capitalisme mondialisé et de la barbarie fondamentaliste, voilà un cinéaste qui ne cesse de chercher le chemin d’une échappatoire, d’une fuite, d’une alternative, en un mot d’un mouvement, certes individuel, mais aussi bien sentimental et collectif, vers l’espérance. Comment réenchanter la société ? Comment la repenser à la hauteur politique qui lui est due ? Voilà deux questions qui vont chez lui toujours ensemble.

Artisanat intégral

C’est donc peu de dire que ce cinéma nous regarde. D’autant plus intensément qu’il procède d’une esthétique proprement tellurique. Cinéaste du territoire, Teguia y inscrit personnages et idées selon deux régimes alternés : la méditation (plan-séquence, peinture de paysage, dilatation du temps et de l’espace) et le court-circuit (cartons et dialogues qui claquent, dazibaos, composition dynamique des cadres, coupures intempestives de l’image et du son). L’entre-deux, l’hétérogène, l’interconnexion constituent le terrain d’expérimentation de cet artiste pop, qui fait s’entrechoquer haute culture et expression populaire, s’épouser l’arabe et le français, résonner le minimaliste Américain Terry Riley avec la sensualiste algérienne Cheikha Djénia.

Une telle maestria, s’il faut en croire Teguia, tient à peu de chose : « Mes films sont improvisés de bout en bout. Ils n’ont pas vraiment de sujet, sont faits de bric et de broc, résultent, à un moment, d’une cristallisation favorable à leur mise en œuvre. Je pense qu’on devrait pouvoir filmer comme on peint. » Voici donc la face de lumière du cinéma de Teguia : l’artisanat intégral, la beauté du geste, le « dripping » intellectuel, l’intuition fulgurante, le génie de l’assemblage. Cela a un prix. Modique pour le film : jamais plus de 400 000 euros. Extravagant pour le cinéaste, qui paie cher sa liberté, par l’effondrement, l’isolement, l’éviction du subtil circuit corporatif qui mène in fine à la reconnaissance.

Alors, Où en êtes-vous Tariq Teguia ?, lui demande aujourd’hui le Centre Pompidou, en lui passant commande du court-métrage de dix-huit minutes qui porte ce titre. La réponse est circonstanciée : partout, nulle part, pas même à Thessalonique, où il vit aujourd’hui. Déjà, dans son premier court-métrage, Kech mouvement (Alors, ça bouge ?, 1993), la toute première phrase de son cinéma, tirée de Crime et Châtiment, de Dostoïevski, était : « Mais comprenez-vous ce que cela veut dire n’avoir plus où aller ? » Vingt ans plus tard, la question reste entière, obligeant à la joie stoïque de marcher.

Tariq Teguia, Centre Pompidou, à Paris. Tél. : 01-44-78-12-33. Du 6 au 15 mars. www.centrepompidou.fr