City of dreams

Entretien avec le réalisateur  Steve FAIGENBAUM :

Comment  est  née  l’idée  de  ce     documentaire ?

J’ai quitté Détroit  il y a 25 ans. C’est la mort  de  mon  père  qui  m’a  ramené  dans  ma  ville  natale.  J’avais  des  souvenirs,  je  savais  que  l’industrie  automobile  était  en  difficulté,  j’avais  vu  des  images  de  maisons  en  ruine,  mais  rien  ne  m’avait  préparé  à  la vision  apocalyptique  que  j’ai  découverte :  des  milliers  de  logements  calcinés envahissaient  le paysage. Des immeubles jadis majestueux  étaient  en  ruine.  Des  meutes  de  chiens  errants  traînaient  dans  le  centre  ville.  Ma  propre maison avait disparu. La nature avait  réinvesti  des  espaces  vides  d’une  superficie  trois fois plus grande que Manhattan.  Que s’était‐il passé ?  Le  film  était  pour  moi  l’opportunité  de  comprendre  et  rendre  compte  de  l’histoire  de Détroit à travers ma propre histoire.

La dimension intime est très présente dans  le film …

L’élément  central  du  film  est  la  découverte  de  l’imbrication  de  mon  histoire  familiale  avec  l’histoire  de  la  ville.  Ma  voix  mène  le  récit,  elle  nous  fait  voyager  dans  mon  histoire  mais  aussi  dans  les  détails  du  quotidien  familial  qui,  de  manière  insignifiante,  révèlent les  conflits  raciaux  et  sociaux  qui  ont  décimé  la  ville  et  ses  habitants.

 

Vous  imbriquez  d’ailleurs  images  intimes  et  archives  publiques, dont  certaines  inédites

Ce n’était effectivement pas un problème de  mêler  des  archives  de  familles  avec  des  archives  historiques.  La  petite  histoire  rejoignait la grande… J’ai  découvert  des  archives  télévisées  de  chaînes  locales  qui  n’avaient  pas  été  visionnées  depuis  cinquante  ans.  Ces  archives  embrassent  tous  les  aspects  de  la  vie  publique  ainsi  que  de  nombreux  aspects  de  la  vie  quotidienne.  Elles  permettent  de  contextualiser  la  violence  et  les  conflits  sociaux  qui  la  rythmaient,  mais  aussi  l’avènement du consumérisme. J’ai  également  utilisé  des  extraits  de  publicités,  de films  institutionnels, pour  restituer  la  construction  mentale  du  rêve  américain. Les  archives  donnent  à  voir  parfois  de  manière  inattendue  à  quel  point  ces  valeurs  de  prospérité  étaient  nos  valeurs,  de  quelle manière  elles  nous  constituaient.  Lorsqu’on  regarde  de  près  les  images  des  émeutes  de  1967,  on  y  voit  des  manifestants  qui  volent  non pas de la nourriture mais des téléviseurs,  des réfrigérateurs et des canapés, c’est à dire  les  articles  qui  définissaient  le  standing  social. People  stole  not  just  food,  but  televisions,  refrigerators  and  furniture,  the  symbols  of  success and social standing.

 

Que représentaient ces valeurs pour votre  famille ?

Mes  grands‐parents  m’ont  transmis  l’idée  que  Détroit  était  l’incarnation  d’une  ville  d’espoir.  Dès  l’école  primaire,  on  nous  montrait des  films produits par des sociétés  comme  General  Motors  qui  louaient  les  vertus  de  la  croissance  illimitée  et  promettaient  des  lendemains  heureux.  La  tradition américaine libérée des privilèges de  classe  permettait  une  nouvelle  vision  de  l’égalité  basée  sur  le  matérialisme.  Mon  oncle était gérant de parking et quand il a eu  les moyens ‐ou le crédit !‐, il s’est acheté une  Cadillac  qu’il  sortait comme  un  trophée.  L’économie prévalait sur tout.

 

C’est  pourtant  au  même  moment  que  le  centre de Détroit se paupérise…

Le  déclin  a  en  fait  commencé  dès  1950  quand  les  premières  usines  ont  été  automatisées.  C’était  le  progrès,  et  cela  signifiait  que  tout  serait  mieux  et  moins  cher. En réalité, tout était en place pour que  le  chômage  ne  cesse  d’augmenter  dans  les  décennies suivantes.  A  partir  des  années  50,  la  croissance  économique  frénétique  de  l’automobile  a  étendu le rêve américain aux habitants  noirs  de  la  ville  qui  ont  lutté  pour  leurs  droits  civiques.  Les  blancs  n’ont  pas  supporté  que  les  noirs  profitent  eux  aussi  de  cette  croissance,  travaillent  comme  eux,  acquièrent  une  maison  dans  les  mêmes  quartiers qu’eux…  A la fin des années 60, la vision progressiste  du maire Cavanagh et de Kennedy est mise à  mal. Des émeutes urbaines meurtrières et le  militantisme  noir  accélèrent  l’exode  des  blancs  vers  la  banlieue.  La  classe  moyenne  blanche emporte avec elle son revenu fiscal.  Les sociétés déplacent leurs usines dans des  locaux moins onéreux.

Tandis  que  la  ville  se  vide  de  sa  substance  humaine,  économique  et  culturelle,  elle  n’a  plus qu’à s’écrouler sur elle‐même.

 

Votre  famille  aussi  a  choisi  de  quitter  le  centre…

Lorsque Henri Ford créa l’automobile, il créa  le moyen de s’échapper. L’idée  de  la  liberté  accéléra  la  création  des  banlieues  à  Détroit.  Les  autoroutes  qui   étaient  le  symbole  de  la  liberté  et  du  progrès, ont ouvert les routes de la fuite. La  politique  raciale  a  bouleversé  la  carte  scolaire.  Mes  parents  étaient  des  progressistes,  pourtant  nous  avons  fait  le  choix  de  partir.  J’ai  dû  changé  d’école,  perdre mes habitudes, perdre mes amis… Je  n’ai pas vraiment compris ce qui se passait à  l’époque.

Pourquoi n’avez‐vous  pas fait le choix d’un  récit  linéaire  pour  raconter  l’histoire  de  Détroit ?

Je voulais bousculer la  frontière entre passé  et  présent,  privilégier  une  logique  émotionnelle  plutôt  qu’une  logique  chronologique…  En  tant  que  cinéaste, je  pense  que  raconter  l’histoire,  ce  n’est  pas  raconter  de  simples  faits  mais  raconter  des  trajectoires,  des  émotions… Structurellement, le  film avance et  remonte  le  temps  en  mélangeant  des  éléments,  une  bribe  de  souvenir  ou  un  lieu  géographique  peut  déclencher  un  saut  temporel,  le  récit  d’un fait divers ou d’un événement politique.  Le mélange de ces éléments a pour effet de  condenser  la  distance  émotionnelle  créée  par le  temps et de  souligner clairement que  le  présent  est  le  fruit  du  passé,  de  l’histoire  américaine, de son acharnement à écarter la  responsabilité individuelle et collective. On  a  souvent  voulu  croire  que  le  récent  ralentissement  économique  était  l’unique  cause  de  l’extinction  de  la  ville.    Alors  que  certains de nos problèmes étaient inhérents  à nos valeurs. On a minimisé d’autres facteurs comme des  conflits  raciaux  et  sociaux  enracinés  dans  l’histoire  de  l’Amérique.  C’est  ce  que  je  me  suis appliqué à démontrer dans ce film.

 

 Jim  Jarmush choisit  Détroit  comme  ville  symbole  de  la  musique  dans  son  dernier  film.  Comment  avez‐vous  envisagé  la  musique de City of Dreams ?

Je n’ai pas voulu abuser de l’utilisation d’une  musique si connue, si adulée dans le monde  entier.  Pour  moi,  Détroit,  c’était  la  Black  Music… Ce  rythme joyeux, c’était un écho à  une  réalité  pourtant  crue  et  difficile.  C’était  le  rythme  incessant  des  machines,  mais  c’était aussi une musique libre où on pouvait  parler d’amour, de sexe, de blues. Une vision  de  la  réalité  plus  libre  comparée  au  puritanisme  qui  innervait  les  communautés  blanches.  Cette musique  incarnait  pour moi  la liberté. Mais notre liberté a consisté à tout  laisser derrière nous. Dans le film, la musique  vient avant tout illustrer cette contradiction.

 

Comment voyez‐vous l’avenir de Détroit ?

L’industrie ne fournira plus jamais les mêmes  bénéfices économiques à Détroit. Le monde  a  changé.  La  mondialisation  a  rendu  cela  impossible.   Aujourd’hui  la  ville  attire  des  jeunes  du  monde  entier  qui  viennent  acheter  une  maison  pour  1000 euros. Ils projettent  leurs  idéaux, certains imaginent une nouvelle ville  parsemée  de  jardins  urbains.  Mais  il  y  a  encore  beaucoup  de  violence  à  Détroit, qui  reste  la  capitale  du  meurtre  en  Amérique.  Cette  violence  n’a  jamais  quitté  Détroit  même  pendant  la  période  de grande croissance.  Le  racisme  ne  fait  que  se  délocaliser mais  ne disparaît jamais. Détroit  pose  la  question  du  vivre  ensemble,  une  question qui va se poser partout à l’ère de la  mondialisation…

 

Vous  voulez  dire  que  le  film  résonne  comme  un  avertissement  pour  d’autres  villes ?

Certainement.  J’habite en  France  depuis les  années 90 et je vois qu’il y a des peurs qui se  sont installées. Oui, on peut se demander ce  que  peut  devenir  une  société  dans  un  contexte social aussi clivé… Le seul moyen pour moi de répondre à cette  question  a  été  de  faire  ce  film  et  de  témoigner.»

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