Jinpa, un conte tibetain

Sur une route traversant les vastes plaines dénudées du Tibet, un camionneur qui avait écrasé un mouton par accident prend un jeune homme en stop. Au cours de la conversation qui s’engage entre eux, le chauffeur apprend que son nouvel ami se prépare à tuer un homme qu’il recherche depuis dix ans, parce qu’il est le meurtrier de son père. A l’instant où il dépose l’auto-stoppeur à un embranchement, le camionneur ne se doute aucunement que les brefs moments qu’ils ont partagés vont tout changer pour l’un comme pour l’autre et que leurs destins sont désormais imbriqués à jamais.

Si je te raconte mon rêve, tu pourras l’oublier ;

si j’agis selon mon rêve, sans doute t’en souviendras-tu ;

mais si je te fais participer, mon rêve devient aussi ton rêve.

proverbe tibétain

JINPA, DE L’ÉCRITURE À LA RÉALISATION

Comme celui de Tharlo, le berger tibétain, le scénario est une adaptation, mais il est adapté cette fois de deux nouvelles : l’une de Pema Tseden lui-même, J’ai écrasé un mouton, dont il a réussi à lier le fil narratif à celui d’une nouvelle d’un autre auteur Tibétain : L’Assassin de Tsering Norbu.

Jinpa, un conte tibétain est le reflet de la créativité du réalisateur. Son style prend ici des couleurs oniriques nouvelles chez lui. Produit par Wong Kar-wai et sa société de production Jet Tone Films, le film a bénéficié des meilleures conditions techniques, tant du point de vue de la photographie et du montage que de la musique et du son, sans parler des interprètes.

Deux histoires…

1. J’ai écrasé un mouton fournit le thème principal de l’histoire, le titre de la nouvelle étant aussi le titre chinois du film.

Dans un style subtilement satirique typique de Pema Tseden, le récit décrit avec un luxe de détails non dénués d’humour un incident mineur en soi mais qui, dans la vie d’un Tibétain, finit par prendre des conséquences dramatiques en raison des croyances bouddhistes qui y sont attachées : sur une route déserte, dans un paysage sans la moindre trace de vie à perte de vue, un chauffeur de camion percute un mouton venu soudain se jeter sous ses roues et le tue. Il n’a plus dès lors qu’un souci : aider la conscience du mouton à franchir les difficiles étapes de sa transmigration en faisant réciter les prières idoines avant de livrer son cadavre aux vautours.

2. L’Assassin apporte un second thème, celui de la vengeance, s’ajoutant au premier, celui de la rédemption. Pema Tseden avait en fait d’abord pensé adapter cette nouvelle, avant de la compléter par la sienne. Le scénario initial portait ce titre, qui est également le titre tibétain du film.

Tsering Norbu conte l’histoire d’un Khampa qui a passé dix ans de sa vie à rechercher le meurtrier de son père pour le tuer à son tour et venger son père. Quand il le retrouve, cependant, l’homme a vieilli, il a femme et enfant, et il est devenu un fervent bouddhiste. Lui aussi avait agi pour venger sa famille. Le Khampa décide alors de mettre fin à ce cycle inexorable de vengeances dicté par la tradition.

Pema Tseden a lié les deux histoires, celle du mouton et celle du Khampa, de manière apparemment très simple : en mettant le Khampa sur la route du chauffeur de camion.

* Extrait d’un article écrit par Brigitte Duzan et publié le 15 décembre 2019 sur le site http://www.chinesemovies.com.fr

LE CINEMA TIBETAIN

PAR FRANÇOISE ROBIN (INALCO) *

En République Populaire de Chine (RPC), la représentation des Tibétains à l’écran a été longtemps monopolisée par l’État chinois et par les réalisateurs Han (en Inde et au Népal où vivent actuellement 120 000 Tibétains, contre six millions au Tibet dit «chinois», un cinéma tibétain a commencé à émerger un peu plus tôt, mais il n’en sera pas question ici). En effet, dès les années 1950, décennie de l’incorporation du Pays des neiges à la Chine, souvent violente quoi qu’en dise la doxa historique chinoise qui parle de «libération pacifique», et jusqu’à l’avènement d’un jeune cinéma tibétain dans les années 2000, le Tibet et ses habitants ont été exclusivement montrés et, partant, interprétés et imaginés, par des Chinois Han. Oscillant entre la condescendance et la fascination un peu naïve, l’une n’excluant pas l’autre, ces films ont surtout montré ce que les réalisateurs voulaient ou pouvaient voir (ou pas) du Tibet et, au final, ce qu’ils avaient à dire à propos d’eux-mêmes et de leur rapport à l’Autre. On pourrait en dire de même pour la représentation occidentale du Tibet au cinéma (Scorsese, Annaud, Bertolucci).

En 2003, dans un article important sur la représentation du Tibet par les réalisateurs chinois, le pionnier des documentaristes tibétains Dorje Tsering Chenaktsang précisait que le premier film chinois sur le Tibet avait été réalisé dès 1953 : c’était La plaine d’or et d’argent. Il ajoutait que, cinquante ans plus tard, une trentaine de films chinois avaient été réalisés en rapport avec le Tibet.

Or, au moment où D. T. Chenaktsang déplorait le fait qu’aucun Tibétain n’ait écrit de scénario malgré cette pléthore de films, Pema Tseden, Sonthar Gyal et Dukar Tserang, la troïka du cinéma tibétain en RPC, étaient justement en train de terminer leurs études à l’Institut du Film de Pékin, qui a formé les plus grands noms du cinéma chinois. Le premier était en section «Réalisation», le second, en «Photographie» et le troisième, en «Son», reflétant l’inclinaison personnelle de chacun : Pema Tseden avait commencé à publier des nouvelles au milieu des années 1990, Sonthar Gyal, fils de peintre, enseignait les arts plastiques, et Dukar Tserang composait de la musique. Amis de longue date, ils s’étaient donnés pour mission de faire émerger un cinéma tibétain, et avaient compris que seule une formation professionnelle pourrait leur assurer des compétences techniques, un réseau potentiel et une légitimité. Ils réussirent tous les trois en 2000 l’examen d’entrée à cet institut. Au même moment et parce que l’argent est le nerf de la guerre, Sangye Gyatso, poète et ami d’université de Pema Tseden, se formait aux métiers de la finance. A l’époque, ce pari semblait fou: jusqu’en 2000, aucun d’entre eux ne connaissait qui que soit dans le monde du cinéma, ils n’étaient pas issus du sérail, leur culture cinématographique était des plus réduites, ils n’avaient pas un sou vaillant, et ils ne pouvaient compter que sur leur force de persuasion, leur acharnement et leur volonté. On n’insistera pas non plus sur le risque qu’il y avait, pour des Tibétains, à prendre en mains leur propre représentation, dans un contexte politico-culturel des plus autoritaires.

Mais l’audace et le talent payèrent : Pema Tseden a réalisé depuis 2004 huit films, et Sonthar Gyal quatre, tous récompensés par des prix nationaux et internationaux. Dukar Tsering est en train de terminer un documentaire et un film de fiction, tout en ayant collaboré aux films de ses amis et à bien d’autres, et Sangye Gyatso, après avoir produit les premiers films de Pema Tseden, poursuit une carrière d’entrepreneur culturel tibétain.

Grâce à eux, les regards chinois et occidental sur les Tibétains au cinéma doit composer avec le regard tibétain, le «Tibetan gaze». Au fil des ans, les réalisateurs tibétains ont écrit et tourné des histoires situées dans les milieux les plus divers géographiquement (en témoigne la richesse des dialectes qui y sont entendus), avec des équipes de plus en plus tibétaines et des acteurs qui, d’amateurs, deviennent de plus en plus professionnels. Evitant l’exotisme ou la facilité, ils nous content des histoires de Tibétains, principalement des paysans et des pasteurs-nomades, mais aussi des chauffeurs de camion, des professeurs, des coiffeuses, et même des réalisateurs. Le bouddhisme figure souvent en arrière-plan, tant il sous-tend le monde culture tibétain, mais il ne monopolise pas l’écran. La musique tibétaine, allant de l’opéra au rap, y a toute sa place. Grâce à eux, on peut constater que la société tibétaine est une société humaine comme les autres : elle abonde en histoires d’amour, en interrogations sur l’avenir, en tensions familiales, elle prise l’humour, elle est rongée par des problèmes économiques, les rivalités personnelles ou communautaires, le remords. Parfois, mais discrètement, l’histoire douloureuse mais indicible est également évoquée.

Une autre grande absente est la ville de Lhasa, puisque Pema Tseden et Sonthar Gyal, originaires de l’Amdo (actuelle province du Qinghai), à 1500 kilomètres de Lhasa, n’ont jamais obtenu le droit d’y filmer.

On ne soulignera jamais assez les prodiges que cette première génération a dû accomplir pour mener à bien son rêve : bâtir un cinéma national avec des codes, des histoires, un tempo, qui lui sont propres, un cinéma qui ne semble pas s’essouffler mais au contraire est en passe de prendre une place centrale en Chine et dans le monde. Elle a inspiré à son tour de jeunes Tibétains qui se lancent dans l’aventure.

* Ce texte a été écrit par Françoise Robin (Professeure à l’Inalco et spécialiste de cinéma tibétain) dans le cadre de la retrospective consacrée au réalisateur par le Festival International des Cinémas d’Asie de Vesoul en 2020.