La rétrospective complète consacrée à Frederick Wiseman au Centre Pompidou est l’occasion de mesurer l’œuvre de ce cinéaste américain, l’un des plus grands aujourd’hui dans son domaine. Grand par l’étendue (plus de trente-cinq longs métrages), grand également par l’acuité et la profondeur du regard qu’il porte sur la société américaine et sur la nôtre.
Visitant tour à tour des prisons, des hôpitaux, des écoles, des postes de police, des tribunaux, des casernes, des usines, des laboratoires, des centres sociaux, des lieux de loisir, des théâtres ou des grands magasins, Wiseman nous propose non seulement un « point de vue documenté », mais aussi une réflexion sur la société dans son ensemble, sur ses valeurs morales réelles ou supposées, une réflexion sur la démocratie, enfin. Et bien au-delà : c’est toute l’expérience humaine – morale, métaphysique – que le cinéaste entend intégrer dans ses films. Et sans oublier l’humour !
Juriste de formation, Wiseman a commencé sa carrière de cinéaste à la fin des années soixante, par un film consacré à la vie quotidienne d’une institution pénale, qu’il avait maintes fois visitées avec ses étudiants. Titicut Follies, chronique de la vie d’une prison psychiatrique dans le Massachusetts, fut un coup d’éclat et bouleversa l’opinion. Succès qui eut un effet pervers : les autorités qui avaient permis le tournage et d’abord applaudi le film, prirent peur et en demandèrent l’interdiction. Plusieurs procès eurent lieu, à l’issue desquels le film fut censuré pendant près de vingt-cinq ans ! Aujourd’hui encore, le film n’a rien perdu de sa force.
Scrupuleux et perfectionniste, Wiseman a rapidement mis au point une méthode de travail originale. Après avoir choisi l’institution qui l’intéresse – qu’il s’efforce de choisir parmi les meilleures – il filme au jour le jour, en équipe légère (un opérateur de prise de vue, et lui-même au son), sans jamais intervenir. « On traîne par-là » aime-t-il à dire. Pas d’interview et plus tard pas de commentaire. Pas d’autre musique que celle enregistrée en direct, s’il y en a. Pas de lumière additionnelle. Filmer les gens avec leur accord. « Je ne sais pas pourquoi ils acceptent, mais la plupart du temps, ils acceptent ! » dit Wiseman.
Et s’il passe quatre, six, voire huit semaines en tournage, il lui faudra le plus souvent dix à douze mois pour mettre au point son montage : montage qui n’est pas le « journal » du tournage, mais une ré-écriture, une reconstruction complète du matériau filmé. « On reproche parfois l’absence de commentaire dans mes films. Pour moi, c’est le montage lui-même qui est le commentaire : ma démarche se veut plus narrative que didactique… On me reproche aussi leur longueur : je crois qu’en tournant, je me crée une obligation morale avec le sujet et les gens que je filme, et aussi avec ceux qui seront les spectateurs » dit-il. Au fil des ans, les films de Wiseman n’ont cessé de gagner en pertinence, en profondeur. (En longueur aussi, diront certains ! )
Si Wiseman a souvent abordé des thèmes « sociaux » ou « difficiles », il est aussi tout à fait capable de tourner sa caméra vers d’autres sujets, moins graves : une station de sports d’hiver avec Aspen, par exemple, ou encore une chronique de la vie quotidienne du Central Park de New York. Pour être moins dramatiques, ces chroniques ne manquent ni d’acuité, ni d’humour. Wiseman sait aussi faire un détour du côté des artistes : chez les danseurs du New York City Ballet, ou chez les comédiens et metteurs en scène de notre Comédie Française. Car Wiseman est passionné de théâtre : il a mis en scène, il n’y a pas si longtemps, La Dernière Lettre, d’après Vassili Grossman, avec Catherine Samie (il en a tiré une très belle version cinématographique, présentée hors compétition au Festival du Film de Cannes en 2003), et plus récemment, toujours avec la même interprète, Oh Les Beaux Jours, de Samuel Beckett.
En travaillant avec le soutien de grandes fondations (Fondation Ford, par exemple) et de la télévision publique américaine (réseau PBS et aussi parfois, BBC au Royaume-Uni ou Arte en France), en étant son propre producteur, Wiseman s’est donné les moyens de créer une œuvre qui échappe à la banalité, au formatage, à la normalisation, à la fugacité qui, outre Atlantique, comme en Europe, pèsent lourdement sur la création cinématographique et audiovisuelle. Chroniqueur attentif et sans illusion de la société contemporaine, Wiseman refuse absolument le rôle de « donneur de leçons ». « Les documentaires, écrit-il, comme les pièces de théâtre, les romans, les poèmes, appartiennent à la forme fictionnelle et n’ont aucune utilité sociale mesurable. » Philippe Pilard Centre Pompidou
Nous profitons de cette rétrospective intégrale au Centre Pompidou pour présenter 3 films en version rénovée portés par la société de distribution Météore : Law and order et Hospital en septembre, Juvenile court en octobre