le Bonheur : un pur joyau, d’une tendresse infinie

L’HISTOIRE

Khmyr est un moujik très pauvre. Il observe, avec sa compagne Anna et son beau-père, le riche propriétaire terrien (le koulak) s’empiffrer tandis qu’eux n’ont rien à se mettre sous la dent. Le père d’Anna décide de voler de la nourriture chez ce vaurien de Foka mais il se fait coincer et en meurt de peur. Anna chasse alors Khmyr en lui demandant de revenir une fois qu’il aura trouvé le bonheur. Le pauvre hère croise sur son chemin un pope et son monial qui se bagarrent pour une bourse. Il réussit à s’en emparer, achète un cheval, de la terre et revient triomphant chez Anna. Mais le bonheur est de courte durée : leur lopin de terre est quasi à la verticale et leur cheval ne parvient pas à labourer la terre. Anna se tue à tirer la charrue à la place de l’animal fourbu. Khmyr est au désespoir…

ANALYSE ET CRITIQUE

Alexandre Medvedkine est un aventurier du cinéma. Ancien cavalier dans l’armée rouge, il réalise son premier film en 1930, puis en 1932 il se lance dans le grand rêve du ciné-train. L’idée est de renouer avec l’expérience des trains d’agit-prop qui parcouraient la Russie dans les années vingt pour véhiculer les idéaux révolutionnaires auprès de la population. Mais c’est aussi un retour aux sources, le projet de Medvedkine et de ses compagnons étant de poursuivre le travail de ces pionniers du cinéma qui parcouraient les villes, y filmaient quelques images et, le soir même, organisaient une séance publique devant des salles combles, les spectateurs se ruant pour se découvrir ou voir leurs proches sur l’écran. Medvedkine part de cette idée et, avec trente et un collaborateurs, équipe un train qui va sillonner le pays : un wagon pour les couchettes (un mètre carré par membre !), deux pour le matériel de tournage, un demi-wagon laboratoire pour développer les films, l’autre moitié contenant six tables de montage et un dernier wagon accueillant une petite salle de projection. Il s’agit pour les aventuriers du ciné-train d’inventer un cinéma en contact avec le peuple, de lui rendre accessible l’art, de le faire participer au processus de création. C’est un studio ambulant qui permet de filmer la vie du peuple et de lui restituer dans la foulée ces images qui lui appartiennent.

La première destination du ciné-train (le voyage durera un an) est l’Ukraine. L’équipe traverse les immenses champs de blé à l’époque de la moisson et rencontrent des paysans qui viennent à peine de se lancer dans l’expérience collective des kolkhozes. On est alors au début du premier Plan quinquennal et les paysans (ou ailleurs les ouvriers des aciéries par exemple, destination suivante du ciné-train) cherchent leurs marques. La compagnie réalise des films sur les travailleurs les plus exemplaires, mais aussi sur les paysans qui peinent à suivre le mouvement. La vocation de ces films est d’aider la population rurale à améliorer le travail collectif, à réfléchir aux pratiques et à surmonter les difficultés. Les projections sont suivies de débats où les paysans échangent et cherchent ensemble des solutions pour être plus efficaces. Pour les trente deux romantiques du ciné-train (tel que Medvedkine définit l’équipe), le cinéma est un formidable outil de réflexion et d’apprentissage pour améliorer le présent et imaginer le futur. Une « arme forte, puissante, capable de reconstruire des usines, et pas seulement des usines, capable d’aider à reconstruire le monde » comme le décrit Medvedkine, et cette arme doit être mise au service du peuple. Il ne s’agit pas de créer des œuvres lourdement didactiques, le cinéma est bien évidemment pour eux une distraction et un art. Ainsi, les réalisations du ciné-train (environ soixante-dix films en un an) utilisent souvent l’humour, l’ironie et la satire. Les auteurs (qui pour Medvedkine sont les réalisateurs, les chefs opérateurs, les techniciens mais aussi les acteurs du film, donc le peuple) aiment mettre en avant le côté drôle des évènements, les problèmes de désorganisation, l’ivrognerie de certains. « Nous n’avons pas seulement montré nos amis, nous avons glorifié leurs accomplissements et leur courage, mais également, les yeux dans les yeux, nous avons critiqué leurs erreurs et leurs fautes. Et comme c’étaient des Soviétiques, ils ont reçu cette critique avec un cœur pur. »

C’est cette expérience du ciné-train qui a nourri Le Bonheur réalisé en 1934. C’est au contact du peuple rural, des kolkhozes, que Medvedkine a imaginé son film. Ce sont les témoignages amassés, l’observation du quotidien des paysans, joies et peines confondues, qui ont donné naissance au film. Medvedkine, entre autres sources d’inspiration, a imaginé le personnage de Khmyr suite à sa rencontre avec un paysan malheureux qui ne trouvait pas sa place dans le kolkhoze et était l’objet de railleries. Au contact des paysans, Medvedkine a aussi compris quelle était leur idée du bonheur : avoir à manger, un cheval et une grange. Une ambition pas démesurée, fruit de la dureté de la vie dans les campagnes. Les cinéastes soviétiques ont finalement peu parlé des kolkhozes et, plus largement, du monde paysan. On se rappelle d’Eisenstein avec l’inachevé Le Pré de Béjine, de Fridrikh Ermler avec Les Paysans ou encore d’Alexandre Dovjenko avec La Terre, mais guère plus. Il faut dire que le sujet est sensible : la dékoulakisation a été violente, la participation aux kolkhozes imposée aux paysans, et le pays a connu une terrible famine en 1932 et 1933. Medvedkine ne s’inscrit donc pas dans les grands thèmes du cinéma soviétique. De plus, il décide de traiter ce sujet à la façon d’une comédie burlesque, or c’est un genre très peu prisé par les studios soviétiques. Pour clore le tout, il signe en 1934 un film muet (le dernier tourné en U.R.S.S.), alors que le public est encore sous le choc de la découverte du parlant. Ces différents facteurs font du Bonheur une œuvre complètement à part dans le paysage cinématographique soviétique.

Le film est une délicieuse satire de la cupidité de l’homme. Khmyr, lorsque après avoir cru à la fortune se retrouve dépouillé, est bien décidé à mourir : fabriquant seul son cercueil et s’y enfermant, il provoque la panique d’une frange de la société qui utilisait son travail pour s’engraisser. Tous s’affairent pour que la poule aux œufs d’or ne meurt pas : religieux, koulak… le Tsar même, qui fait sonner la troupe ! Derrière le burlesque le plus incongru se cachent des images inquiétantes du pouvoir des régimes. La marche des militaires partageant tous un même masque est à ce titre une vision glaçante de la capacité d’embrigadement des tyrannies. Medvedkine montre la capacité du pouvoir à se nourrir de la population, à fructifier sur le dos des classes laborieuses. Il montre que le repli n’est pas la solution et que chercher le bonheur et la sécurité de manière individuelle est une voie sans issue. Khmyr découvre donc que le kolkhoze est la seule façon de s’opposer au pouvoir des riches, que la solidarité est l’unique alternative. Mais passer de l’individualisme à une vision collective du travail (et du bonheur) ne se fait pas sans heurt. Khmyr est dubitatif et il voit plutôt dans l’expérience du kolkhoze l’occasion de paresser. Lorsque la cupidité des anciens tyrans les pousse à s’en prendre au kolkhoze (vol du blé, incendie des écuries et de la maison de Khmyr), le pauvre homme ne sait plus où donner de la tête et, à son propre étonnement, décide de sauver les chevaux du kolkhoze avant même de s’occuper de sa demeure. Il a terminé sa mue et pense maintenant collectivement et non plus individuellement. Par là, il a enfin trouvé des gens qui s’intéressent à lui, des amis, des voisins ; il a enfin réussi à toucher quelque chose du bonheur. On s’en doute, ce n’est pas ce discours, très simple, qui fait l’intérêt de cette œuvre magistrale. C’est la façon dont Medvedkine mène son film à la façon d’un Chaplin iconoclaste qui fait du Bonheur un plaisir cinématographique absolu.

Khmyr le gringalet et sa grande et forte femme forment un couple incroyable autour duquel gravitent des images aussi inventives que savoureuses. Medvedkine fait preuve d’une imagination débordante, et Le Bonheur est une succession d’idées toutes plus folles les unes que les autres. Il serait laborieux de lister ici les inventions délirantes de Medvedkine, mais sachez qu’on y trouve pêle-mêle un chiot malingre attaché à une gigantesque chaîne, un cheval à pois posté sur le faîte d’une maison qui mange le foin d’un nid de cigogne, un combat de religieux, un hangar sur pattes, des portraits qui parlent, des morts qui ressuscitent…

Œuvre foisonnante et poétique, Le Bonheur n’en est pas moins un échec public cinglant. C’est à Chris Marker que l’on doit la redécouverte de ce bijou et de son auteur : il est à l’origine de la création des Groupes Medvedkine en 1967 et de la ressortie en salles du Bonheur (avec la coopérative SLON) en 1971, imaginant pour l’occasion une bande sonore originale. Marker, qui n’en a jamais vraiment fini avec Medvedkine, réalisera en 1993 Le Tombeau d’Alexandre, magnifique film hommage à ce cinéaste singulier.

Œuvre foisonnante et poétique, le Bonheur est un pur joyau, un film tragique et gai, poétique et bouleversant, un film d’une tendresse infinie qui touche à la condition même de l’homme.

DVD KLASSIK Olivier Bitoun