Le Diabolique Docteur Mabuse

« Le Diabolique Docteur Mabuse », le plus grand film de Fritz Lang ?

 

L’ultime film du cinéaste.

Mabuse revient. C’est l’époque qui l’appelle. Que quelque chose dans l’organisation sociale soudainement dysfonctionne, que le cours de l’histoire subitement s’accidente, que l’horreur refasse surface sous un nouveau visage, et le vieux génie du mal ressort de sa bouteille. Autant dire, donc, que le moment est particulièrement bien choisi pour faire revenir Mabuse, et que depuis la victoire de Trump et dans l’attente anxieuse du verdict électoral des mois à venir, le monde dans lequel on vit ressemble de plus en plus à celui qui a enfanté ce diabolique docteur se repaissant des démocraties malades.

La terreur pour seule finalité

Fritz Lang et sa coscénariste et épouse Thea Von Harbou créent Mabuse en 1922, dans Mabuse le joueur. Ce personnage de psychologue criminel, emprunté à un roman de Norbert Jacques, soumet ses victimes par l’hypnose en se dissimulant sous mille postiches et personnages fictifs (mix de Fantomas et de Fu Manchu). En pleine République de Weimar, dans une Allemagne encore sonnée d’avoir perdu la Grande Guerre, il incarne l’ascension du mal dans un Etat affaibli. De façon prophétique, donc.

Le premier sequel, Le Testament du docteur Mabuse, éclot en 1933, l’année de l’accession des nazis au pouvoir. Mabuse est enfermé dans un hôpital psychiatrique, mais le supposé dément parvient par suggestion à manipuler son psy et dirige encore une armée du mal. Les meurtres sont commis sans mobile. Car la seule finalité de la terreur est la terreur. Pour permettre l’émergence d’un ordre nouveau, fondé sur le meurtre. Une des premières mesures de Goebbels au pouvoir sera de faire interdire le film et Fritz Lang fuira l’Allemagne pour Hollywood (avec une halte d’un film – l’étrange Liliom – à Paris).

Miracle économique et déni du nazisme

Ce n’est que vingt-sept ans plus tard, à l’autre bout de sa carrière, que Fritz Lang sort une dernière fois Mabuse de son haut-de-forme. Si Le Testament… fut le dernier film allemand, Le Diabolique Docteur Mabuse est le dernier film tout court. Et le premier (après les deux films indiens, certes financés par l’Allemagne mais tournés hors sol) par lequel le cinéaste au monocle regarde dans les yeux ce pays qu’il a fui. C’est une vision d’horreur. Dix ans avant la génération de Fassbinder, Lang filme ce qui, dans la RFA fifties, celle du miracle économique et du déni, persiste des structures et des composantes du IIIe Reich. L’Allemagne de l’Ouest est comme l’hôtel Luxor, qui offre au film son principal décor : à l’extérieur, une façade rutilante et américanisée ; à l’intérieur, des tunnels et des galeries secrètes creusées par les nazis qui, dans la clandestinité, grouillent encore.

 

Pour décrire cet alliage entre la brutalité du capitalisme marchand et les germes encore actifs du totalitarisme, Lang combine lui aussi l’imaginaire, les mythologies, le personnage emblématique de son œuvre allemande avec la sécheresse abrupte, la condensation narrative, la nervosité de conduite de son cinéma américain. Mabuse, le génie démoniaque, se trouve déparé de toute l’iconographie expressionniste qui l’avait enfanté. Les décors aux perspectives déformées (procédé que Lang a toujours utilisé avec parcimonie), les surimpressions et les flous qui dissolvent les personnages dans le plan comme des fantômes, les contrastes violents qui cernent d’ombre chaque chose sont ici remplacés par une lumière cassante, froidement jetée sur le monde. Tout est parfaitement net, designé, rutilant, technologique, sans mémoire. Comme Berlin reconstruit.

La télévision, une arme du crime toute trouvée

Mais il n’y a pas que les mutations de l’histoire que Mabuse enregistre. Ce qui l’attise et le fait sortir de sa tanière, c’est aussi, à chaque fois, une métamorphose du cinéma. Dans Le Testament…, Mabuse utilisait des magnétophones dissimulés derrière des rideaux pour faire croire à son omniscience. Mabuse détournait donc presque en même temps que le tout jeune cinéma parlant les techniques d’enregistrement sonore pour asseoir sa suprématie. Trente ans plus tard, tandis que le cinéma classique se meurt, Mabuse fusionne avec le responsable du crime : la télévision.

Les mille yeux du docteur Mabuse que décrit le titre original (Die 1000 augen des Dr Mabuse) sont ces microcaméras qui truffent chaque chambre, couloir, recoin de l’hôtel Luxor. Le cinéma d’action se rétracte dans une chambre d’hôtel de sitcom aménagée en plateau télé. La vieille figure de génie du mal a pour nouvel outil une régie technique ; le monde de marionnettes dont il tire les fils a la forme d’un mur d’écrans de contrôle. Dans une scène de spécularité théorique qui anticipe tout De Palma, Lang se paie même le luxe de pointer la vieille scénographie voyeuriste du cinéma, métaphorisée par un miroir sans tain pour spectateur planqué, comme un leurre caduque. Désormais, le direct est permanent, les yeux sont partout, il n’y a plus de hors-champ.

 

Le film muet à son sommet expressif (et expressionniste) en 1922 ; l’avènement du parlant en 1933 ; le postcinéma accouché par la télévision en 1960 : Mabuse est le nom de tous les moments-cinéma transitoires. Nul doute que si Lang vivait encore, Mabuse serait déjà revenu pour accomplir aujourd’hui ses forfaits sur la toile, hackeur maléfique, instrumentiste virtuose de la viralité du mal.

Jean-Marc Lalanne – Les Inrock 2017

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