Fatty, la revanche d’un rond

En 1921, Roscoe Arbuckle se disputait, avec Charlie Chaplin, le titre du plus grand génie burlesque américain. La cote de Fatty, personnage de garçon tout rond au visage ravissant qu’il avait créé dès 1909 et fait évoluer dans près de 150 courts-métrages, se mesurait à celle de Charlot. Et en voyant ses films – les trois qui sont ressortis début avril, Fatty garçon boucher (1917), Fatty à la clinique (1918) et Love (1919), sous la bannière Fatty se déchaîne, sont d’excellents exemples –, on comprend pourquoi.

 

 

A l’écran, son corps de 120 kilos s’accorde à une agilité et une souplesse inouïes, sa malice agressive et charmante, férocement enfantine, à un rapport au monde pervers polymorphe, sexuellement troublant. Derrière la caméra, où il ne tarde pas à s’imposer au sein de la Keystone de Mack Sennett, avant de prendre la direction du département burlesque des studios de la Triangle, il orchestre une folie burlesque qui emporte tout sur son passage, un art de la mise en scène libre et fantasque, d’une modernité visionnaire.

« Le petit gros »

En choisissant pour son personnage le sobriquet honni de « Fatty » (« le petit gros »), qu’il se traînait comme un boulet depuis l’enfance, Roscoe Arbuckle a inventé un héros positif dont le comique ne repose sur aucun des ressorts burlesques traditionnellement associés aux « gros ». Fatty est malin, séduisant, agile, inventif, drôle. Il n’a pas besoin de séduire la jolie fille – elle est toujours déjà amoureuse de lui. Son énergie, il l’investit dans la lutte contre des hommes maigres et sinistres (son rival s’appelle Slim, c’est-à-dire « le mince »), incarnations de la norme dans ce qu’elle a de plus triste et de plus oppressant, qui instrumentalisent sa différence physique pour le disqualifier socialement.

 

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image: Roscoe, dit « Fatty » Arbuckle, dans « Love ». TAMASA DISTRIBUTION

Arbuckle retourne le stigmate pour en faire une force, comme le feront, des décennies plus tard, de nombreuses minorités opprimées… Sa caméra magnifie son physique, son sourire irrésistible, ses grimaces enfantines, ses clins d’œil délirants à la caméra… Toujours habillé à son avantage, son corps apparaît comme infiniment plus désirable que celui de ses adversaires.

Dans une débauche d’énergie fabuleuse, annonciatrice de l’hyperplasticité burlesque d’un Tex Avery, ou d’un Jim Carrey, la mise en scène d’Arbuckle épuise les possibilités des décors qu’elle finit par saboter dans un chaos festif – rien de tel qu’une bataille de farine géante, ou de polochons pleins de plumes, pour retourner une situation à son avantage sans que personne ne s’en aperçoive. L’identité devient labile, les genres sexuels interchangeables, quand ils ne cohabitent pas à plusieurs dans un même corps. Le monde de Fatty ressemble au monde réel, sans y correspondre point par point. Il en est une dérivée utopique, anarchiste et libertaire, juste assez décalée pour s’accorder aux désirs polymorphes de cet adorable pervers.

Son monde merveilleux fut pourtant englouti, victime comme sa personne d’un drame épouvantable, révélateur de la versatilité de la machine hollywoodienne, de sa cruelle propension à brûler ses idoles. En septembre 1921, au cours d’une soirée privée à San Francisco à laquelle il était invité, l’actrice Virginia Rappe est prise de violentes douleurs. Quatre jours plus tard, elle décède des suites d’une péritonite. Cela n’empêche pas une des convives d’aller voir la police pour accuser Roscoe Arbuckle de l’avoir violée et assassinée. Jetée en pâture à la presse, l’histoire déchaîne la fureur des ligues de vertu, des mouvements féministes, devient un scandale à l’échelle nationale.

Bouc émissaire

En quelques jours, Fatty dégringole du statut de clown chéri de l’Amérique à celui de bouc émissaire d’une société puritaine chauffée à blanc, symbole de la perversion et de l’obscénité d’Hollywood. Trois procès seront nécessaires pour le blanchir. Ils ne suffiront pas à laver « l’odeur », pour reprendre les termes employés par un édito nauséabond du New York Times, que cette affaire lui a collée à la peau. Et qui conduira la toute nouvelle Motion Picture of Producers and Distributors of America (MPPDA), organisme créé à l’initiative du tristement célèbre sénateur William Hays, à bannir ses films des écrans et lui interdire de jouer pendant dix ans. Le code Hays, qui allait brider trois décennies durant le contenu de la production hollywoodienne, n’était pas encore rédigé, mais le nom de Rosco Arbuckle fut le premier à se retrouver sur une liste noire. Sa carrière brisée, ses films seront oubliés – il travaillera encore un peu comme réalisateur, sous divers pseudonymes, grâce au soutien de son ami Buster Keaton, qui le tenait pour son mentor depuis qu’il lui avait offert son premier rôle dans Le Garçon boucher, mais sans vraiment retrouver sa flamme.

Et en 1933, alors qu’il amorçait son retour devant la caméra, dans trois courts-métrages sonores qui venaient de rencontrer un certain succès, et que la Warner venait de lui proposer un contrat de long-métrage, le pauvre homme mourut d’une crise cardiaque à 46 ans. Depuis, ses films sont parfois montrés dans le cadre des rétrospectives de Buster Keaton, mais son nom est resté associé au versant noir de la légende hollywoodienne. Il serait temps que cela change.

Isabelle Regnier LE MONDE | 12.04.