Ce voyage initiatique modifia à jamais le regard du cinéaste et l’approche du travail documentaire.
Il convient immédiatement d’accoler le reste du titre pour en saisir l’intention, Réflexions sur un voyage. Louis Malle refuse de penser son entreprise comme un regard ethnologique sur un pays, encore moins d’en revendiquer la part objective. Et de fait, ce qui frappe à la (re)découverte de cette série de sept films de 52 minutes, c’est la grande subjectivité qui s’en dégage. La présence – même invisible – de Louis Malle est prégnante, sa voix guide ce périple au long cours. Il est le narrateur omniscient d’un récit qui s’écrit devant lui. Le cinéaste ne se dérobe pas, il observe et commente ce qu’il croit voir, peut éventuellement s’agacer de ses propres analyses déformées par son regard d’occidental. Le film s’amorce et déjà il se transforme, se précise : « Ce sera cela ce film, une suite d’images et d’impressions recueillies sans scénario, sans idées préconçues, un film de hasard, de rencontres… », entend-on dans les premières minutes. Ou encore : « Ce voyage, je l’ai décidé pour des raisons à moi, c’était une fuite, une rupture, un brusque détour. Et puis, très vite, la fuite est devenue une quête, un besoin de trouver ou de retrouver… »
L’Inde fantôme s’écrit au présent, un cinéma-direct (Malle n’aimait pas le terme de « vérité ») qui tient compte des aléas du réel. Le cinéaste a alors 34 ans et déjà une carrière, un statut. Le monde du silence, Ascenseur pour l’échafaud, Zazie dans le métro, Le feu follet, Viva Maria ! ou encore Le voleur, son dernier long métrage en date, film en costumes avec des vedettes (Belmondo, Bujold, Denner…) Louis Malle, fils de grands bourgeois, traverse alors une crise existentielle et artistique. Pourquoi l’Inde ?
« … Mauvaise conscience ? Violence réprimée ? Doute et orgueil ? Fuite ou un grand intérêt pour le pays ? Envie profonde de changer de cinéma ? », écrit-il dans ses carnets. Et plus tard, une fois revenu, il se montrera plus explicite encore, sur un plateau de télévision : « Renoncer à être ce personnage en rupture de classe sociale, personnage qui regarde à la fois d’une façon un peu haineuse et un peu nostalgique le monde de son enfance, qui attaque une société qu’il méprise mais dont il a, en même temps, parfaitement conscience d’en faire partie. Là, j’ai voulu faire carrément autre chose… »
« Allez, on va voir ! »
« Autre chose », c’est à dire partir. Loin. Ailleurs. C’est une proposition du ministère des Affaires étrangères qui a provoqué le départ. En 1967, Louis Malle est invité à présenter ses films en Inde. À son retour, il veut déjà repartir avec les bagages du documentariste. Et une question se pose d’emblée : Qu’est-ce que ce sous-continent, indépendant depuis une vingtaine d’années, encore préservé du tourisme occidental, peut offrir à un cinéaste français ? Un vaste monde inconnu s’ouvre à lui…
« Il [Louis Malle] a eu l’audace de se dire : « Allez, on va voir ! », se souvenait en 2018 à l’occasion d’une rétrospective intégrale à la Cinémathèque française, Jean-Claude Laureux, ingénieur du son sur L’Inde fantôme. Trop baliser son tournage, ça veut dire qu’on sait d’avance ce que l’on veut montrer, ce que l’on veut démontrer surtout, et donc cela signifie qu’on refusera de reconnaître face à la réalité qu’on avait éventuellement tort dans nos idées. »
Louis Malle s’est entouré de deux techniciens, Jean-Claude Laureux au son donc, et Etienne Becker à l’image. Il leur a fait lire Tristes tropiques de Claude Lévi-Strauss où l’anthropologue et ethnologue prévenait d’emblée ses lecteurs : « Je hais les voyages et les explorateurs. ». Une manière de réfuter tout ethnocentrisme qui verrait l’auteur dans la peau d’un touriste observant une culture étrangère à l’aune de la sienne.
« Ce sont eux qui nous regardent… »
Le titre L’Inde fantôme se réfère directement à L’Afrique fantôme, carnet de route de l’ethnologue Michel Leiris, récit impressionniste d’un voyage à travers l’Afrique en 1931. Avec son film, Malle entend d’abord explorer le système de castes. Un projet fondateur qui se délitera de lui-même face à la réalité du terrain.
Le tournage va se dérouler de janvier à avril 1968. Les différents épisodes tiennent compte d’une évolution. Si La caméra impossible – titre qui ouvre la série traduit le bouleversement produit une fois sur place, « Nous étions venus pour les voir, mais ce sont eux qui nous regardent. » – l’épisode 4, La tentation du rêve, segment sur la religion, rend compte, sinon d’un envoûtement, du moins de cette volonté d’accueillir sans résistance la spiritualité de ce monde étranger.
Louis Malle accepte de ne pas pouvoir appréhender la complexité d’une culture aux multiples ramifications et dont la langue fait barrage. Dans les carnets du cinéaste, on note : « J’en viens à vouloir faire dire aux images ce qu’elles ne peuvent pas dire. Ne pas céder à la tentation du journalisme mais le dénoncer. »
Dans L’Inde fantôme, des rituels religieux succèdent aux repas de charognards agglutinés sur la dépouille d’un buffle. Plus loin, ce sont de longs travellings sur des bidonvilles, le témoignage de hippies français à l’extatisme fragile ou encore des plans sur des danseuses répétant inlassablement les mêmes gestes… Et partout, des regards. Hommes, femmes, enfants, vieillards…, visages anonymes d’un pays secret. La structure du récit, très libre, explose les règles de la temporalité classique. Vivre ici, c’est accepter de ralentir la cadence, se mettre au diapason de ce qui s’offre à soi. L’Inde fantôme procède par envoûtements successifs…
« L’Inde fantôme, réflexions sur un voyage ».
Un monde en sursis
Dans Conversations avec Louis Malle de Philip French (Ed. Denoël), le cinéaste se souvient, par exemple, de ce conflit avec Etienne Becker, son chef opérateur, agacé de voir la population fixer systématiquement l’objectif de sa caméra dans le blanc des yeux. « Pourquoi leur dirais-je de ne pas nous regarder puisque nous sommes des intrus ? (…) Nous les dérangeons… », avant d’ajouter lucide, ce qui peut aujourd’hui valoir d’axiome : « Leur dire de ne pas nous regarder, c’est le début de la mise en scène. »
« C’est ce qui me passionne, moi, dans L’Inde fantôme : cette renaissance, de l’homme comme du cinéaste, explique Pierre-Henri Gibert, réalisateur du documentaire, Louis Malle, un rebelle (2015). Il renaît en Inde, Louis Malle. Grâce à deux qualités qu’il possédait : le goût des autres, indéniable, et aussi un esprit critique. Pour une fois, son esprit critique, qui était toujours tourné contre lui-même, lui sert positivement grâce au choc reçu sur place ; c’est-à-dire qu’il se remet en question. »
Le film se termine sur une longue errance dans les rues de Bombay où Louis Malle prend conscience que cette Inde qu’il a observée durant quatre mois est « un monde en sursis. ». Un changement est à l’œuvre. On ne parle pas encore de mondialisation. À son retour à Paris, le cinéaste est directement pris dans le tourbillon révolutionnaire de mai 1968. Le contraste est total mais permet au cinéaste de rester dans l’énergie d’un présent soudain électrique et électrisant. Malle se dit « requinqué » après ce séjour en Inde. La forme documentaire reviendra régulièrement s’inscrire dans son œuvre.
« J’ai besoin de reprendre contact avec le monde réel, avec les autres, ma curiosité m’entraine à aller un peu à la pêche, d’aller rencontrer des gens, confiait Louis Malle à Jacques Chancel, dans l’émission Radioscopie, en 1972. C’est une attitude très individuelle, si on veut, mais en même temps, c’est le besoin de communiquer avec des mondes qui sont très loin de moi, ça m’a toujours fasciné, je suis toujours prêt à passer beaucoup du temps à regarder vivre des gens qui n’ont absolument rien à voir avec moi.
Louis Malle face aux fantômes de l’Inde aura retrouvé, voire réparé, une part de lui-même.