Coproduction franco-brésilienne, Bacurau se révèle d’une originalité folle, d’une exubérance toute sud-américaine. Son sujet ambitieux allie prospective, environnement, lutte des classes, et tradition. Rare film brésilien à s’être retrouvé en compétition à Cannes, il y a remporté le Prix du jury en mai dernier, et arrive sur les écrans mercredi 25 septembre.
Le quotidien d’un village isolé du Nordeste brésilien est bouleversé par l’irruption d’une violence exogène. Juliano Dornelles et Kleber Mendonça Filho rejouent, sous les atours d’une série B fulminante, les multiples tensions d’un pays déliquescent.
«Si tu viens, va en paix.» Sur le panneau d’entrée du village de Bacurau, une mise en garde en forme d’antiphrase. Le cinéma n’autorise pas plus la paix que l’actuelle société brésilienne. C’est donc par une procession mortuaire que s’ouvre Bacurau avant de se refermer sur l’enterrement d’un vivant. La violence est partout dans le film. Sourde, suggérée durant la première heure torpide de cette fiction d’anticipation rurale de Juliano Dornelles et Kleber Mendonça Filho (premier duo pour ce cinéaste qui s’est imposé seul avec les emballants Bruits de Recife et Aquarius). Syncopée et graphique dans son second souffle, où la guerre des mondes jusqu’alors esquissée prend la forme d’une transposition des Chasses du comte Zaroff à l’ère Bolsonaro.
On s’introduit dans cette petite communauté coupée du monde à l’occasion du retour à la maison d’une femme du village. En camion-citerne, on remonte le dernier fil qui connecte Bacurau au monde contemporain, chemin dont les bas-côtés sont jalonnés de squelettes desséchés d’une école municipale et d’une voiture de police criblée de balles et de rouille, fantômes d’une civilisation jadis à portée de main. Une route qui conduit vers le passé ou, au moins, hors du temps. Perdu dans la campagne urticante du Nordeste brésilien, le village se présente comme le refuge d’un collectif citoyen soudé, égalitaire, où le professeur mange à la même table que le bandit. Société modeste mais apaisée, dont les rites traditionnels se sont accommodés des écrans LCD et des tops 10 de YouTube.
Exécutions publiques
Le film ondule au rythme de son village, s’imprègne de la musique des lieux en prenant le temps de regarder ses habitants, médecin comme prostituée, avec une égale noblesse. Un temps nécessaire aussi pour introduire discrètement des dérèglements qui contrarient un quotidien alangui. Une guerre de l’eau, d’abord, dont l’accès a été confisqué par une autorité distante et qui préfigure les maux plus grands qui s’abattent sur ce Brésil temporellement situé «dans quelques années» dont seuls de faibles et angoissants échos nous parviennent à travers un écran de télé qui annonce la reprise imminente des exécutions publiques. L’irruption à Bacurau d’un représentant de cette zone du dehors donne lieu à une formidable scène qui condense la déconnexion entre les deux mondes : lorsque débarquent un élu local et son équipe de campagne tapageusement kitsch, les habitants se calfeutrent chez eux. Grand exercice de surdité, où le bedonnant politique déroule son discours devant des rues désertes, avant que ce vide ne laisse place à une nuée d’insultes fantômes. Imperturbable, le préfet néocolon livre aux barbares les généreux témoignages du monde moderne, vomis par un camion benne : des cercueils, des livres à la pesée, des anxiolytiques en suppositoire – une certaine idée de l’endroit où enfouir ses angoisses.
Explosion graphique
L’apparition d’une soucoupe volante et scrutatrice, d’un duo de motards fluo et d’une horde de chevaux noctambules finit de sortir Bacurau, le film comme le village, de cette indolence qui est souvent le prélude des catastrophes pour révéler l’entreprise pyromane des deux cinéastes. Une heure durant, cette jolie bulle a été badigeonnée de gazoline. La mise à feu a des allures de western carpentérien. Assiégé, le village se retrouve la cible d’un assaut coordonné qui rejoue mille divisions : le Brésil du Sud, riche et occidentalisé, contre celui du Nord ; les Blancs contre ceux qui ne le sont pas ; l’Amérique du Nord contre celle du Sud.
Ecrit et réalisé avant l’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro, le film rejoue dans son cadre et sa forme fracturée le drame alors en train de se nouer dans les urnes. La réponse épidermique des cinéastes prend la forme d’un cri primal et choral, d’une explosion graphique, comme s’il fallait invoquer des codes populaires – ceux de la série B – afin de conjurer le spectre du carnage populiste en cours. Bacurau se fait donc théâtre sanguinaire et grotesque, espace du jeu (télé ou vidéo) où chaque victime donne droit à des points. Le meurtre comme orgasme, comme shoot d’endorphine. Une riposte excessive, hyperbolique et paillarde à la démesure des troubles et démons qui dévorent le corps social et politique brésilien.
Coproduction franco-brésilienne, Bacurau se révèle d’une originalité folle, d’une exubérance toute sud-américaine. Son sujet ambitieux allie prospective, environnement, lutte des classes, et tradition. Rare film brésilien à s’être retrouvé en compétition à Cannes, il y a remporté le Prix du jury en mai dernier, et arrive sur les écrans mercredi 25 septembre.
Potion magique
Dans un futur proche, Bacurau est une bourgade perdue dans le vaste Brésil. Tellement isolée, qu’elle n’est plus localisée sur les cartes. Elle n’est toutefois pas oubliée du député local avec lequel les habitants ont un contentieux. Son but : les éradiquer puisqu’ils ne votent pas pour lui. Farouchement indépendants, les habitants de Bacurau cultivent leurs traditions en consommant un psychotrope comparable à une potion magique qui leur donne force et détermination. Arrive dans cette région oubliée, un groupe de touristes aisés dont le loisir consiste à chasser des habitants comme du simple gibier. La résistance s’organise…
Un tel synopsis rappelle l’inventivité et la liberté d’esprit des films des années 1970. Ce village brésilien fait par ailleurs irrémédiablement penser à celui des « irréductibles Gaulois » d’Uderzo et Goscinny : l’attitude rebelle de ses habitants face à toutes intrusions hostiles à leurs mœurs, la consommation d’une drogue mystérieuse digne de celle du druide Panoramix.
Romanesque et politique
Conte philosophique, Bacurau arrive à point nommé suite à l’élection du président brésilen Bolsonaro qui défraye la chronique avec son discours climato-sceptique, xénophobe, machiste et homophobe. Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles réalisent un film-pamphlet qui dénonce l’administration brésilienne avec force. Faisant fi des conventions, le ton est libertaire, provoquant dans ses images violentes et sanglantes qui choqueront les plus sensibles. En cela Bacurau rappelle les films d’Alejandro Jodorowsky (El Topo, La Montagne sacrée).
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