D’abord, le survol des toits d’une ville, un décor de pâte d’amande à peine camouflé. Ça finira plus mal encore, avec Pierre Fresnay en fantôme et Louis Jouvet en «grande faucheuse», chuchotant pendant plus d’un quart d’heure en surimpression. Julien Duvivier réalise la Charrette fantôme en 1939, la même année que la Fin du jour. Le film s’ouvre un soir de Noël et de soupe populaire, où les «déchus» s’attroupent autour des braseros et des bonnes âmes de l’Armée du Salut. Face à soeur Edith (Micheline Francey) au blanc visage dégoulinant de foi, les yeux aveuglés de bonté, en constante extase, il y a David Holm (Pierre Fresnay), l’ancien souffleur de verre devenu alcoolique, parce que le feu lui a «mangé un poumon». A ses côtés, Georges (Louis Jouvet), dit «l’Etudiant», parce qu’il a failli étudier, qu’il a «toujours failli…» «Le travail ça salit, ça fatigue et ça déshonore, dit Georges. Est-ce que ça a jamais rapporté des sous à personne? Les riches, est-ce que ça travaille?» On parle aussi de cette vieille légende… Une charrette qui grince, un attelage conduit par «le larbin de la mort» que seuls entendent ceux qui vont disparaître. L’homme qui meurt lors des douze coups de minuit, le soir de la Saint-Sylvestre, devient à son tour le larbin de la mort…
Duvivier signe avec sa Charrette fantôme un remake du film fantastique suédois de Victor Sjöström, réalisé en 1920, d’après le roman de Selma Lagerlöf. Dans l’asile de l’Armée du Salut, ce sont casquettes de «Damnés» contre chignons de «Salutistes». Chacun s’accroche à ses signes. Aux prières des saintes répondent les superstitions des laissés-pour-compte. Mais les unes ne sont pas moins précieuses que les autres, et la transe atteinte à force de prières et de chants ressemble fort au délire provoqué par l’alcool… David frappe et boit, mais c’est Edith qui est condamnée par une vilaine toux. David pèche et David ressuscite. Duvivier, le «cinéaste du pessimisme», va sauver in extremis un être déchu, contrer la fatalité à grands coups de sacrifices, de rédemption, d’exorcisme collectif et d’une fin au lyrisme abracadabrant.
Sonya Faure Libération 09 2001.