Programmation et animation de la salle Roxane Club à Versailles.

Focus sur Santiago Lozano Álvarez.

J’ai vu trois lumières noires

Si vous aimez Lisandro Alonso (cinéaste argentin), auteur notamment de « Los muertos », « Jauja », « Liverpool », si vous aimez le cinéma de pur chamanisme, ouvrant des portes entre la vie et la mort, vous tomberez sous le charme du film « J’ai vu trois lumières noires » du réalisateur colombien Santiago Lozano Álvarez.

L’histoire : José de los Santos (70 ans) vit dans un village de la côte pacifique colombienne. Enfant, il a appris les arts des rituels mortuaires hérités de ses ancêtres africains, anciens esclaves. Un jour, l’âme de son fils Pium-Pium —violemment assassiné— lui annonce sa mort, l’avertissant qu’il ne doit pas mourir près de sa maison, et surtout, qu’il doit mourir en paix. José de los Santos entreprend un voyage à travers la jungle pour trouver un endroit où mourir, défiant le couvre-feu imposé par les groupes armés illégaux qui se disputent le territoire. Il doit survivre aux armes pour ne pas rejoindre les âmes du purgatoire.

“J’ai vu trois lumières noires” est une expression poétique issue de la culture afro-colombienne, elle se réfère métaphoriquement aux êtres en transition entre les mondes des vivants et des morts. La lumière noire est celle qui maintient vivace la mémoire des morts, illuminant leur chemin jusqu’à ce qu’ils atteignent leur dernière demeure et puissent reposer en paix.

Ce film représente mon désir de m’immerger dans un voyage vers le monde des morts. Une descente dans la jungle pour que mon personnage puisse se rendre à son rendez-vous avec sa mort. Dans cette jungle, les morts errent, perdus. En Colombie, dans cette guerre qui dure depuis deux fois mon âge, et dont on parle tant dans le reste du monde, entreprendre un voyage vers le monde des morts, c’est aller à la rencontre des disparus, des silenciés, des démembrés, des corps jetés dans la rivière, des enterrés dans des fosses communes.

 

D’une certaine manière, ce film est le résultat de plus d’une décennie d’exploration narrative de la culture afro du Pacifique colombien, à travers le cinéma. Cette exploration m’a conduit à rencontrer les traits distinctifs d’une région dans laquelle je me suis plongé pour construire l’histoire d’un voyage, qui est en même temps paradoxale. La volonté d’un homme qui doit affronter sa mort, mais qui doit également la fuir, afin de respecter le rendez-vous qui lui a été fixé dans son destin.

Ce paradoxe ne peut être possible que dans la logique des récits locaux, dans la mémoire collective de la culture afrodescendante, qui mêle croyances, rituels et divinités comme forme de résistance, depuis l’époque de l’esclavage jusqu’à nos jours. J’ai alors compris que si, dans mon premier film, « Siembra », nous abordions la guerre entre les hommes pour la terre, dans “J’ai vu trois lumières noires », je m’intéresse à la violence de l’homme contre la nature, à la destruction de la terre, présente dans l’exploitation minière, ainsi qu’à l’impact du trafic de drogue et de la guerre sur l’environnement. Pour moi, c’est à travers l’observation du paysage que les conflits invisibles cachés sous celui-ci remontent à la surface. Ce sont alors les couches sédimentées d’une histoire de l’impact de l’humanité sur la nature. L’approche de la question politique dans ce film réside dans les manières d’habiter les espaces et dans les traces de ces espaces. Et en ce sens, lorsque l’homme contemple la nature, il fait un geste d’abandon à celle-ci, reconnaissant qu’il s’agit de quelque chose qui le dépasse. José de los Santos, le protagoniste du film, s’immerge dans l’épaisse jungle tropicale précisément parce qu’il comprend que cette relation avec la nature doit être organique, en comprenant ses codes. Sa relation avec les âmes l’amène à comprendre qu’elles deviennent des spectres de protection de la jungle, révélant sous ses yeux le travail de gardiennage face à la menace des êtres humains et de leurs actions destructrices.»

D’un autre côté, du point de vue socioculturel et des rituels funéraires, j’ai compris que, dans l’essence de ces pratiques autour de la mort, qui prennent une sorte de forme de célébration, la mort devient, dans son sens le plus profond et ancestral, un symbole de liberté. À l’époque de l’esclavage, la mort était célébrée parce qu’elle représentait en elle-même la fin de la souffrance en tant qu’esclave. Mais le passé se transmet au présent à travers la mutation de ses formes, de sorte que la guerre et la violence sont devenues une autre forme d’esclavage pour ceux qui se trouvent pris au piège dans les feux croisés. Chaque passage dans la jungle semble être le premier. La jungle, en tant que territoire, possède ce caractère de l’inexploré, comme si les histoires, les passages, les traces laissées par l’homme étaient continuellement effacés par la nature. Pour moi, ce trait particulier de la jungle en fait le cadre idéal pour la construction d’histoires, permettant de situer la liberté narrative dans un espace où tout est possible, parce que rien n’a été raconté, et tout a été raconté en même temps. M’enfoncer encore et encore dans l’épaisseur de la jungle m’a permis de voyager dans mon esprit, pour construire des mondes et des histoires possibles sur ce qui a pu et pourrait s’y produire.
Et cette sensation, je ne la perçois pas seulement à travers mon expérience de l’habiter et de la parcourir, mais aussi à travers les voix de ceux qui se sont donné pour mission de la raconter, depuis les premiers chroniqueurs de la conquête, tous plongés dans un scénario de découverte qui, en réalité, se transforme en révélation. Car la jungle n’est pas un territoire que l’on découvre, mais un territoire qui se révèle à ceux qui s’y immergent. C’est là que j’ai compris l’expérience vécue par le protagoniste de ce film.

La culture du Pacifique, la jungle et cette région du pays forment un cadre idéal pour développer un film comme celui-ci, où un homme transite en permanence entre le monde des vivants et celui des morts, car c’est un décor où tout devient possible. Ainsi se crée un terrain très fertile pour explorer une autre manière d’aborder l’histoire, en croisant ces mondes possibles. Ces mondes, qui sont aussi des mondes historiques, se trouvent emprisonnés dans la jungle et se dévoilent peu à peu au fil du film.

 

Enfin, dans ce film, je trouve la force dramatique chez un homme dont l’univers est constitué par une relation continue et intime entre la vie et la mort. Une condition qui façonne son caractère fort, défiant et empreint de respect. Il y a un dialogue constant entre la nature et l’humanité de José. C’est un homme qui se fond dans la jungle, dans la lumière du soleil et l’ombre, faisant partie de l’atmosphère, présent et absent à la fois, selon sa volonté. José est le dépositaire d’une essence qui traverse les générations, une vieille âme en transit. Il s’agit donc du portrait d’un personnage doté d’un don particulier, d’un savoir hérité de ses ancêtres qui le protège, d’un chant de lamentation qui est aussi un cri de résistance, mais qui, en même temps, l’enferme. Il est pris dans les échos de l’esclavage et la peur omniprésente provoquée par les acteurs armés qui se disputent le contrôle des terres dans la région. « J’ai vu trois lumières noires naît d’un besoin de rencontre avec l’une des régions les plus exploitées et abusées de la Colombie. José de Los Santos est un personnage qui, dans son corps, incarne ce lieu d’exploitation et d’abus, et dans sa voix, représente les pleurs et la résistance de la terre. »
Santiago Lozano Álvarez