M le maudit est un film étrange, lancinant comme l’air que Peter Lorre siffle en permanence, oppressant, noir et pessimiste, dont on ne sort pas indemne tellement les tensions y sont lourdes, le climat angoissant. Premier film parlant d’un cinéaste surdoué, il est à la fois un policier avec son atmosphère nocturne, son ambiance plombée, ses personnages sordides, mais également un film social et historique qui décrit, sans complaisance, l’Allemagne des années 30 avec les éléments qui favorisèrent alors la montée du nazisme : la pauvreté, le crime organisé et l’impuissance des autorités en place. A travers ce meurtrier pitoyable, Fritz Lang pointe du doigt une société à la dérive qui se laisse terroriser et cède trop vite à la psychose, image effrayante d’une nation sur le point d’accomplir l’irréparable. Pègre et police vont se lancer aux trousses de ce tueur de petites filles qui affole la population, non ensemble, mais de façon parallèle, chacune avec ses méthodes particulières, le gouvernement et les forces naissantes du nazisme se livrant l’un et l’autre à un combat sans merci pour que le meurtrier soit jugé selon ses lois.
Ce film invite naturellement à la réflexion sur l’inquiétante cohabitation qui existe chez un individu entre ses pulsions sexuelles et sadiques et ce qui reste d’humain en lui ; de même qu’il nous propose de méditer sur cette forme de cohabitation tout aussi contre nature qui s’installe insidieusement sur le plan national entre deux systèmes à ce point antinomiques. Ainsi Lang nous plonge-t-il au coeur d’un drame sombre qui pose la question du bien et du mal avec une insistante lucidité, l’illustrant par le spectacle de deux dérives : celle inexorable d’un régime compromis et celle d’un être devenu la proie des forces incontrôlées qui le dépassent.
» L’art doit être critique – disait le metteur en scène – c’est sa fonction et sa raison d’être. Il y a dans ce monde beaucoup de choses qui doivent être critiquées. On ne peut pas proposer de solution, mais je crois qu’il faut sans cesse combattre le mal sous toutes ses formes. Il faut combattre même lorsque l’issue du combat est incertaine ». Et comment prévenir le mal, interrogeait-il, sinon en le montrant … M le maudit – expliquera-t-il encore – « a pour mission de donner à propos d’événements réels un avertissement, un éclaircissement, et d’avoir en définitive une action préventive ».
Dans la période de crise profonde que traversait l’Allemagne, le développement de ces formes extrêmes de criminalité, que sont les meurtres en série ou les infanticides, ne pouvait manquer d’avoir un impact considérable sur la société. Ce souci d’efficacité se conjugue avec une exigence d’ordre éthique. Lorsque Fritz Lang montre ces crimes, il évite de flatter les penchants du public pour les scènes de violence et ce qu’il appelle « les détails croustillants ». Dans M le maudit, évoquant une affaire particulièrement horrible, il parvient à éviter toute scène de brutalité. Le seul acte violent n’est pas commis par l’assassin mais par la pègre au moment où elle torture le gardien d’immeuble, mais le réalisateur veillera à ce que des corps fassent écran.
Dans le rôle de M, Peter Lorre est prodigieux et restera marqué à jamais par ce personnage qu’il assume avec un réalisme saisissant. Cet opus a pour autre mérite d’être servi par un scénario d’une parfaite cohésion ( inspiré d’un fait divers ), une mise en scène puissante et sans faille et de se dérouler dans un espace clos, obscur comme un tombeau. Comme Antigone, qui portait le poids de l’ancestrale malédiction, c’est lorsqu’il entre dans cet entre-deux-morts que le héros M va pousser une plainte déchirante et se mettre à parler, monologue qui mérite de figurer parmi les pages les plus hautes du 7e Art. La caméra, faisant alors volte-face, se tourne vers le public : les citoyens ou les spectateurs ? Car l’assassin est-il l’accusé ou l’accusateur ? Cette scène laisse, à coup sûr, une empreinte indélébile dans la mémoire. C’est le propre des chefs-d’oeuvre, il est vrai. Mais celui-ci produit un choc rare. Il n’est pas si courant qu’un film atteigne sa cible à ce point et vous hante aussi longtemps, car le spectateur, qu’on le veuille ou non, devient juge et partie…
Tourné en 1931, M le maudit compte parmi les quatorze films que le metteur en scène, juif autrichien, réalisa pendant sa période allemande. Il fut tourné pour l’essentiel dans les studios Staaken, un hangar où furent construits plus d’une trentaine de décors. Dans l’usine déserte, les criminels associés aux mendiants improvisent un tribunal pour juger le meurtrier Hans Beckert, après avoir fait irruption dans le bâtiment où le fugitif avait trouvé refuge. Le contraste est plus que terrifiant entre le criminel devenu victime et la masse immobile et compacte de ses juges improvisés. Innocent ou coupable, le héros langien est un homme traqué dans une atmosphère de claustrophobie et d’asphyxie. Le choix d’un lieu unique, clos, pour la mise à mort accentue l’image du piège dont on ne réchappe pas. Pendant le procès que la pègre lui intente, Beckert, plongé dans son propre inconscient, se livre à une surprenante autoanalyse où se révèle les divisions de son moi. Lang approfondit ici sa réflexion sur le thème du double qui hantait l’Allemagne depuis le romantisme. Au coeur de l’homme est tapie une bête qu’il ne peut contrôler. Explicitant ses intentions à propos de son film, Fritz Lang écrivait :
» Le film a une mission qui dépasse de beaucoup celle de reproduction artistique des événements : la mission de donner au sujet d’événements réels un avertissement, un éclaircissement et d’avoir en définitive une action préventive. Rendre visibles, dans leur début, dans le quotidien et la banalité de leur première apparition, les dangers qui, en raison d’un accroissement constant de la criminalité, deviennent une menace et malheureusement trop souvent une catastrophe pour la collectivité. (…) Bien entendu la reproduction artistique d’une telle affaire criminelle rend nécessaire, non seulement l’accumulation de documents, mais aussi le choix minutieux de détails typiques et la caractérisation de l’assassin. Ainsi le film doit-il à certains instants faire l’effet d’un projecteur lumineux qui indique avec un maximum de précision ce sur quoi son cercle de lumière vient de se diriger : le grotesque de la psychose criminelle primitive par laquelle un assassin inconnu peut devenir un danger fatal à chaque enfant dans la rue… »
La pulsion de mort et l’instinct sexuel sont donc au centre du récit. L’auteur y dissèque la psychose de son assassin, un schizophrène soumis à une impulsion pathologique. Les objets qui avaient valeur symbolique dans ses films muets deviennent ici des signes. M le maudit n’est pas seulement le film le plus célèbre et le plus unanimement admiré de Fritz Lang, il marque aussi un tournant dans son oeuvre. Pour la première fois, de son propre aveu, le cinéaste s’intéresse avant tout aux êtres humains dans leur spécificité, aux raisons de leurs actes dont le réalisme accru s’accorde parfaitement à ses préoccupations personnelles. Incontestablement son oeuvre majeure
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