Christophe Honoré : «Je n’ai jamais tourné de film dont la responsabilité soit autant partagée»
Sa pièce à la Comédie-Française empêchée par la pandémie, le cinéaste a filmé la troupe de «Guermantes» au théâtre de Marigny. Et s’attelle à capter les dynamiques sans se placer dans un angle mort.
Attention, titre trompeur : tourné en juillet 2020 juste après le premier confinement, Guermantes n’est pas une énième adaptation cinématographique d’un tome de la monumentale œuvre de Proust, ni même la captation de la pièce que Christophe Honoré a présentée ultérieurement une dizaine de fois avant que les lieux de culture soient de nouveau clos. Mais bien un film sauvage avec et par une partie de la troupe de la Comédie-Française. Sauvage ? Vraiment ? Au Français ? N’est-on pas un peu trop emphatique ? Oui, si l’on considère que ce long métrage de deux heures dix-neuf s’est infiltré comme par mégarde et quasiment à son insu, dans l’emploi du temps ultra chargé d’un cinéaste-metteur en scène-écrivain. Comment est-ce possible ? Rencontres et explications sous les toits du bureau sans Internet, ni wi-fi, ni téléphone, de Christophe Honoré, car «un bureau, c’est fait pour travailler».
Le spectateur a le sentiment rare que Guermantes a surgi sans préméditation. Dans quelles circonstances l’avez-vous conçu ?
Il s’est effectivement invité sans qu’on l’attende, et s’est d’ailleurs d’abord appelé l’Imprévu ! On répétait Guermantes, adaptée du Côté de Guermantes, et au bout de trois semaines, le premier confinement a été décrété, on était enfermés chacun chez soi, sans aucune assurance que le spectacle puisse exister. Durant cette période, il y a eu un moment très étrange où France Télévisions a eu peur de manquer de programmes. Sa direction a fait savoir à Eric Ruf [l’administrateur de la Comédie-Française] qu’une captation de la pièce serait la bienvenue. J’ai réagi de manière plutôt hostile : «Je ne vais pas faire une captation d’un spectacle que je n’ai pas créé !» Ils sont revenus à la charge. A émergé l’idée qu’on pouvait se centrer sur une troupe empêchée, sans garantie de résultat. Quand les tournages ont repris, on s’est donc tous retrouvés le 14 juillet, pendant dix jours, dans le théâtre Marigny avec des décors qui n’avaient pas bougé. Le budget est minimal, les acteurs sont payés par le Français.
Avez-vous eu le temps d’écrire un scénario ?
J’ai juste demandé aux acteurs de noter en une phrase ce qu’ils avaient envie de raconter et ce qu’ils m’autorisaient à filmer. L’un m’a écrit : «J’ai envie de faire envie.» L’addition de toutes ces phrases tenait sur deux pages. Pour la première fois, alors que c’est une épreuve pour moi d’être à l’image, j’ai pensé qu’il fallait que je passe devant la caméra par loyauté envers eux. Ce n’est qu’au montage que je me suis aperçu que j’étais un personnage parmi d’autres, et que cela me permettait de cesser d’être dans une fonction surplombante. J’écrivais chaque jour deux, trois phrases que j’avais envie que les comédiens disent et on se mettait à filmer. On a appliqué les méthodes du documentaire au service d’une fiction.
Le film offre à chacun la possibilité d’être lui-même dans une version un peu exagérée. Connaissiez-vous si bien que cela les acteurs distribués dans votre pièce ?
Je n’avais jamais travaillé à la Comédie-Française, mais pendant toute la période du confinement, l’impossibilité de répéter a entraîné la nécessité d’engager des relations très fortes. On se parlait continuellement, il fallait nourrir le travail en suspens. Interrompre des répétitions sans aucune échéance est risqué. Contrairement au cinéma où il est possible de reprendre un tournage après avoir monté des séquences, il est difficile de fragmenter la construction d’une pièce. Le jeu ne se met pas en conserve.
Le fil fictionnel tient à ce que les acteurs ne quittent pas le théâtre. Ils y dorment, comme des enfants rêvent de se faire enfermer dans un magasin de jouets…
Sans être un huis-clos, cette coupure avec l’extérieur est bien la seule fiction que je leur ai imposée. C’est très étrange de tourner un film avec des personnes que vous appelez par leur prénom et qui gardent leur fonction, dans une situation réelle. On n’a pas triché. Comme ils étaient super contents de se retrouver et qu’ils ont un mode de communication très tactile, j’étais tout le temps en train de leur répéter : «Garde tes distances, garde ton masque.» Ce n’est qu’au moment du montage qu’on s’est aperçu avec Chantal Hymans [la monteuse] combien les bulles de fiction étaient multiples. Avant de commencer, j’avais demandé aux acteurs de regarder trois films, dont l’Etat des choses de Wim Wenders, sur une équipe de cinéma qui reste en rade, car il n’y a plus d’argent. Le film s’est vraiment construit sur les humeurs des uns et des autres, et une capacité d’être aux aguets, d’attraper ces discussions qui ont lieu dans la loge, tout qui se déroule avant et après qu’on ait dit «Coupez !» Souvent, sur un tournage, on s’arrache les cheveux car tout ce qui fait cinéma se déroule en dehors du tournage. La réactivité de Rémy Chevrin, à l’image, a été déterminante. S’il n’avait pas su filmer dès qu’il se passait quelque chose, il n’y aurait pas de film : 80 % des dialogues proviennent des acteurs.
C’est aussi le portrait d’une équipe désirante où il y a toujours une tierce personne pour en espionner deux autres…
L’écoute est à la fois un motif théâtral et un fonctionnement de la Comédie-Française. Ils n’aimeraient pas que je dise cela mais ils ne cessent de s’espionner les uns les autres. Ils ont besoin de savoir ce qu’on dit sur eux, ne serait-ce que parce que chaque année, durant un comité, des comédiens et l’administrateur décident qui demeure dans la troupe et qui doit partir. Finalement, je pense que cela civilise les rapports. Comme ils travaillent constamment ensemble avec des metteurs en scène très différents, cela produit une solidarité et l’obligation de ne pas trop déraper. Et en même temps, ce sont des ados. Dès qu’ils sont ensemble, ils se vautrent sur des canapés. Parmi les idées reçues sur la Comédie-Française, je n’avais pas celle de la sensualité. Sur un plateau de cinéma, l’homosexualité est encore très masculine et très peu visible. Pas au Français où les minorités sexuelles s’expriment sans cache.
Peut-on imaginer Proust comme le scénariste fantôme du film ?
Tout ce qu’on s’est raconté sur Proust nous a beaucoup aidés. Dans la Recherche…, les personnages ne sont jamais ce qu’ils prétendent être, ni figés dans un caractère. Ce qui a donné une grande liberté à chacun des comédiens pour jouer son propre rôle avec des reflets changeants.
Vous dites que vous avez cessé d’être surplombant. C’est tout de même vous qui choisissez quelles scènes monter. On retrouve dans Guermantes beaucoup de vos obsessions sur la circulation du désir…
Je n’ai jamais tourné de film dont la responsabilité soit autant partagée. Ne serait-ce que parce que je suis l’un des acteurs et, à ce titre, vulnérable et porté par les autres. Cela fait longtemps que je m’interroge sur le pouvoir sur un plateau. Les cinéastes sont rarement remis en cause quand ils commettent des écarts d’autorité. Pourquoi sur un tournage, les gens acceptent d’être asservis et ont toujours envie de tout faire pour celui qui signera le film ? Qu’est-ce qui permet au cinéaste de ne pas abuser de son pouvoir ? Pour le coup, la méthode de Guermantes est très douce. Ce film, je l’ai tourné un peu contre mon gré. J’étais en grande détresse juste avant le tournage, convaincu que je n’arriverai plus jamais à rien, ni à écrire, ni à créer. Je n’avais plus l’énergie ni la joie minimale pour me lancer dans un projet.
Vous vous êtes filmé dans lit avec un jeune homme, qui est présenté comme un «académicien», c’est-à-dire un acteur apprenti recruté pendant un an dans la troupe. Pourquoi cette scène qui questionne effectivement votre pouvoir ?
J’ai repensé à la fameuse lettre que Godard avait écrite à Truffaut où il lui reprochait d’avoir évacué dans la Nuit américaine tout plan où on le verrait dans un rapport amoureux avec Jacqueline Bisset. Toutes proportions gardées, je me suis demandé si moi aussi je n’étais pas en train de me placer dans un angle mort. Montrer du désir, son accomplissement et sa frustration, tout en me préservant.
Curieusement, l’invasion du théâtre, des coulisses aux loges en passant par les sanitaires et le bar, apparaît comme une anticipation de qui se passera quelques mois plus tard, au théâtre de l’Odéon, quand vous répétiez le Ciel de Nantes…
Les occupants nous avaient promis qu’ils ne nous empêcheraient pas de répéter et qu’ils n’entreraient pas dans la salle pendant qu’on travaillait. De notre côté, on partageait un certain nombre de leurs revendications, et on a notamment servi d’intercesseurs pour qu’ils puissent avoir une tribune pendant la dernière cérémonie des césars. Ça a été une cohabitation qui s’est plutôt bien passée au début, mais s’est tendue avec le renouvellement des occupants qui ont soudainement eu l’idée que le théâtre leur appartenait. Aucun artiste ne peut prétendre à cela. On sait bien qu’on est de passage, même lorsqu’on est le directeur du lieu. Sauf à la Comédie-Française, où de manière unique les acteurs considèrent vraiment le théâtre comme leur maison. Et ils l’appellent d’ailleurs ainsi : la Maison
par Anne Diatkine Libération le 29.09.21
« Guermantes», scènes à la Maison
Des sanitaires aux loges du théâtre Marigny, la caméra doucement scrutatrice de Christophe Honoré suit des acteurs de la Comédie-Française et les liens qui les animent.
Le 17 mars 2020, Christophe Honoré et la quinzaine d’acteurs de la Comédie-Française qui répètent la pièce Guermantes doivent comme tout le monde rentrer chez eux et interrompre leurs activités, pour cause de pandémie. Quelques semaines plus tard, Honoré apprend qu’une caméra lui sera confiée dès que le confinement sera levé. Guermantes le film, tourné en dix jours en juillet, n’est donc en rien une captation de la pièce prévue et à l’époque jamais créée, mais le portrait à peine différé et joueur, d’une troupe empêchée, qui décide de poursuivre des répétitions de manière buissonnière, et alors qu’elle ignore si son spectacle se jouera jamais. Une situation réelle vécue par nombre d’équipes, et que le cinéaste a eu la chance et la sagacité de capter.
L’une des beautés du film est d’apparaître immédiatement sous les manteaux ambigus de la fiction alors même que les acteurs jouent indéniablement leur propre rôle et que le film paraît s’écrire dans l’ombre de l’instant présent, sous nos yeux. C’est donc une caméra curieuse et légère, doucement scrutatrice, qui filme les doutes de chacun mais surtout le désir, et comment il circule et soude cette équipe entravée qui a décidé de ne pas quitter son lieu de prédilection au point d’y dormir. Un cinéaste des années 70 aurait choisi l’usine pour filmer le travail. Ici, la caméra explore le théâtre Marigny de fond en comble, des loges au grenier en passant par les bas-fonds, les sanitaires, les cintres, les coulisses, le jardin, comme on ouvre une malle aux trésors. L’autre beauté est d’être un portrait de groupe et de troupe sans rien omettre des fluides qui les animent. Un film démocratique où la quinzaine d’acteurs existe continûment même lorsqu’ils sont hors-champ, sans qu’il n’y ait de chœur, ni de morceaux de bravoure. Comment se fonde une équipe et comment débutent les fictions ? Par quelle exclusion, sentiment de reconnaissance, informations capitales glanées de manière impromptue et malentendus grotesques ?
De Florence Viala enfermée dans son costume qui écoute le bruissement de la conversation de ses collègues grâce au retour du haut-parleur dans sa loge tout en souffrant un chagrin d’amour, à Eric Génovèse qui surgit impromptu au milieu des confidences de Serge Bagdassarian à Elsa Lepoivre, Dominique Blanc qui se méprend sur une conversation téléphonique attrapée au vol, ou encore Anne Kessler qui ne cesse de dessiner l’un de ses collègues, Christophe Honoré multiple les décrochages pour réussir l’un de ses films les plus libres, les plus drôles, les plus impromptus et les moins cadenassés, qu’on s’intéresse ou non à la Comédie-Française ou au théâtre en général.
Guermantes de Christophe Honoré avec Claude Mathieu, Anne Kessler, Eric Génovèse, Florence Viala, Elsa Lepoivre, Julie Sicard, Loïc Corbery, Serge Bagdassarian, Gilles David, Stéphane Varupenne, Sébastien Pouderoux, Laurent Lafitte, Dominique Blanc, Yoann Gasiorowski.
par Anne Diatkine Libération le 29.09.21