Sur la musique de Victor Young et à la suite d’un générique martial, une compagnie de cavalerie rentre au fort après ce que l’on devine être une bataille sanglante. Personne ne semble avoir la force ou le courage de parler. La colonne est lente, les hommes ont sur le visage l’expression d’un épuisement total. Les blessés semblent nombreux. Les femmes attendent, scrutent le régiment, espérant retrouver debout, vivant pour le moins, un mari, un fils, un père. C’est le début de Rio Grande, de John Ford. Jamais, sans doute, le cinéma n’avait donné une telle sensation d’hébétude et de souffrance, exprimé en quelques plans muets une telle impression de dévastation humaine.
Jamais, sans doute, le cinéma n’avait exprimé en quelques plans muets une telle impression de dévastation humaine.
Rio Grande (1950) est le troisième volet de ce que l’on a appelé la première trilogie de la cavalerie, après Le Massacre de Fort Apache (1948) et La Charge héroïque (1949). C’est sans doute le film le moins aimé de la série. C’est peut-être le plus beau des trois. On n’y critique pas la politique d’extermination des Indiens comme dans le premier titre. On n’y dresse pas non plus le portrait mélancolique d’un vieil officier qui n’aimait pas la guerre et partait en retraite comme dans le second. Rio Grande apparaît, avec le concours du chœur des Sons of the Pioneers, qui poussent la chansonnette durant quelques moments cruciaux, comme une des œuvres les plus sentimentales de Ford. De quoi rebuter a priori tout spectateur blasé ou cynique.
L’enjeu de Rio Grande est ailleurs : il réside dans la manière dont le trauma historique de la division des Etats-Unis s’incarne dans un mariage brisé, et la quête de l’unité perdue dans les retrouvailles d’époux séparés par l’Histoire. De surcroît, le lieutenant-colonel Yorke (John Wayne) a la surprise de découvrir que son fils (le juvénile Claude Jarman Jr), après avoir échoué à l’école d’officiers de West Point, a été muté dans son propre régiment comme simple soldat. Il est bien résolu à traiter celui-ci sans aucun égard. Sa femme (Maureen O’Hara), dont il est séparé depuis des années, depuis qu’il a brûlé la propriété de celle-ci parce qu’elle était du côté des confédérés, débarque un jour, suppliant son mari de rendre sa liberté à leur fils et de lui éviter les dangers de la guerre.
Pudeur et justesse
Rio Grande pourrait être qualifié de western du remariage. Comment, progressivement, le lien amoureux va se reformer entre les deux époux. Mais c’est aussi un film sur le lien filial, envisagé sous un angle inattendu et complexe. Tout comme les premières images du film refusent l’image triomphante et consolante de la guerre, Rio Grande détourne un programme tout tracé. Le fils de Yorke devra faire la preuve de son courage et de sa maturité en sauvant un groupe d’enfants blancs enlevés par les Apaches – ce qu’il parviendra à faire.
C’est aussi un film sur le lien filial, envisagé sous un angle inattendu et complexe.
Pourtant, la prescription exigeant du fils la reproduction d’une virilité paternelle est contredite par un plan, un seul, qu’il est même possible de ne pas remarquer – grandeur, pudeur et justesse du cinéma de Ford. Lorsque le lieutenant-colonel, à la tête de ses hommes, surgit dans l’église où les enfants sont regroupés, il cherche des yeux son propre rejeton. Le visage de celui-ci surgit au milieu des gamins. Malgré ses exploits précédents, le fils de Yorke ne peut à ce moment même être perçu par le spectateur adoptant le regard de son père que comme un enfant parmi les autres.
C’est un plan qui subvertit ce commandement de l’idéologie patriarcale. Ce « tu es toujours un enfant, mon fils » contredit en effet ce que l’on pensait être un ordre immuable. A l’heure où le cinéma classique est parfois considéré comme une représentation complaisante de la domination masculine et de ses valeurs (« tu seras un homme, mon fils »), voilà un exemple qui dément les fondements de cette analyse.
JF Rauger. Le Monde. 28 02 18