Œuvre majeure souvent un peu perdue au milieu de tant d’autres au sein de la filmographie du pape de la modernité cinématographique, Les 11 Fioretti de François d’Assise (1950) font l’objet d’une sortie en salle, avec une copie restaurée. Ceci est à l’initiative du distributeur Carlotta dont il faut louer la qualité et les choix éditoriaux. Roberto Rossellini livre ici une œuvre sereine et enchanteresse qui fait corps avec celui qui l’inspire.
Les 11 Fioretti s’avéreront une source et un modèle pour ceux qui se frotteront plus tard à ces personnages nimbés de spiritualité, notamment Pier Pasolini avec Uccellacci e Uccellini (Les Oiseaux petits et grands) en 1966 et surtout L’Évangile selon Saint Matthieu l’année suivante. À savoir des hommes de religion au plus près de leur condition terrestre, des êtres parmi d’autres hommes. Point de sanctification dans le titre, il s’agit d’évoquer François d’Assise et non le saint. Sur ce point, l’ouverture du film de Rossellini est des plus significatives. Sous une pluie torrentielle transformant le sol en une épaisse boue, on découvre un groupe de frères franciscains duquel on ne distingue pas François. La coloration des robes de bure ne se détache pas du sol dans lequel ils sont englués. Ce sont des êtres d’ici-bas, de la terre ; élévation et grâce adviendront, mais plus tard.
Faisant l’apologie de la pauvreté dans un monde en proie au chaos, la pensée franciscaine imprègne indéniablement le film de Rossellini. Et rétrospectivement, la trilogie néoréaliste d’après-guerre semble déjà contenir cette donnée. Prenant acte en 1945 de la destruction des infrastructures cinématographiques, et notamment des studios Cinecittà, le cinéaste est allé confronter sa caméra à un monde effondré, alors que François, à 23 ans, a entendu une voix lui demandant de « réparer son Église en ruine ». Rome ville ouverte, Allemagne année zéro et Paisa participent de ce mouvement et pratiquent un cinéma de la pauvreté, sans que cela soit un vœu, mais guidé par les circonstances, un peu à la manière de François en son temps. Nul doute, il y a bien analogie, et même identification de la part de Roberto Rossellini : refus de la rhétorique et des fioritures, visuelles en l’occurrence. Les 11 Fioretti sont d’une apparente (et fausse) simplicité. Épousant le message du saint, le cinéaste met en place ce que l’on pourrait désigner comme une esthétique franciscaine. Sont éliminés le pittoresque et la charge de la reconstitution historique dans le décor et le costume. Il en résulte un cinéma aux lignes simples et pures, dont le modèle serait les fresques de Giotto retraçant la vie de François dans l’église supérieure d’Assise en Ombrie.
La figure de François est ici bien peu canonique, c’est un homme parmi ses frères, à la fois comme les autres et pas comme les autres. Écrit avec Federico Fellini, le récit est structuré selon un principe fragmentaire et discontinu, à la manière des tableaux de Paisa. Le choix se porte sur un moment intermédiaire du mouvement franciscain, un stade où il vient d’être reconnu par le pape Innocent III, mais les frères en sont toutefois toujours à s’ébrouer comme des moineaux dans la nature. La splendide dernière scène est le prélude à l’institutionnalisation de l’ordre. Rossellini insiste au moins autant sur Ginepro, un des compagnons, une sorte de « ravi de la crèche », une figure béate de l’innocence, de la pureté et de la fantaisie. Le cheminement vers la grâce tient un rôle central dans la filmographie de Rossellini, mais elle intervenait jusqu’alors par l’intermédiaire du drame, brutalement et comme par accident. Il n’en est rien ici, pas de tragique ou de drame. Et même lorsqu’un tyran pointe son nez pour martyriser l’un des frères, il s’agit d’une figure absolument grotesque et burlesque. Les 11 Fioretti se signalent en effet par une sérénité et une légèreté où les figures et situations comiques abondent. La charge poétique est toutefois très forte, notamment lorsque, sous un ciel nocturne filmé en nuit américaine, François embrasse un lépreux. Il s’effondre à terre après cet acte, autour de lui gisent une multitude de taches blanches : il a rejoint le ciel, ou bien les étoiles sont venues à lui. Sous cet aspect d’un cinéma simple et épuré, l’esthétique n’a rien de pauvre. Les différents tableaux offrent en effet une grande palette photographique, notamment celui où Sœur Claire est baignée d’une lumière solaire.
Arnaud Hée