Le cinéaste japonais Katsuya Tomita dresse, dans ce film aux allures de documentaire, le portrait croisé de deux moines zen dans le Japon dévasté de l’après-Fukushima.
Katsuya Tomita, né en 1972, est l’un des réalisateurs japonais les plus enthousiasmants révélés ces dix dernières années, dont le parcours atypique, celui d’un ouvrier manutentionnaire et chauffeur routier venu au cinéma sur son temps libre, vaut toutes les réputations. Deux de ses films-fleuves déjà sortis en France ont permis de voir en lui un cinéaste cherchant à décloisonner l’identité japonaise, en explorant ses confins et ses zones d’impureté : Saudade (2011), qui prenait la mesure de la mondialisation dans la petite ville de Kofu, puis Bangkok Nites (2016), chronique d’un haut lieu de la prostitution dans la capitale thaïlandaise tenu par la diaspora japonaise.
A chaque fois, c’est une écriture composite, à la croisée du documentaire et de la fiction, qui subjugue par sa façon labyrinthique de rendre compte d’une réalité. En à peine plus d’une heure, Tenzo arpente les mêmes territoires mouvants, où le récit n’est pas fixé à l’avance, mais se construit dans l’aventure même du tournage.
Un moine réel, l’autre fictif
Le film s’attache en parallèle à deux bonzes de l’école bouddhiste de Soto, l’un des principaux courants zen du pays, qui se sont liés d’amitié pendant leur séminaire. Le premier, Chiken Kawaguchi, cousin du réalisateur, est responsable des cuisines de son temple (fonction que désigne le terme tenzo), à Yamanashi, et cherche de nouvelles façons de diffuser la philosophie zen. Pour cela, il donne des cours de cuisine végétale en accord avec les équilibres de la nature. Il participe également à un programme de prévention du suicide : une hot line où les moines écoutent et conseillent les interlocuteurs en détresse.
Le second bonze, interprété par un acteur (Ryugyo Kurashima, président de l’association commanditaire du film), est cette fois fictif mais inspiré du cas réel d’un moine suicidé. Dans la préfecture de Fukushima, Ryugyo s’est reconverti en ouvrier depuis que la catastrophe nucléaire a dévasté son temple et éparpillé ses fidèles. Dès lors, il intervient sur les différents chantiers de déblaiement et aide au relogement des populations dans des baraquements préfabriqués, mais souffre de son déclassement.
De l’un à l’autre se dégage une conception du bouddhisme, non pas comme une forme de contemplation dégagée de tout, mais comme une façon de prendre une part active à la société et de contribuer à la changer.
Une charge contre le Japon
Après un prologue effréné, aux allures de bande promotionnelle, le film prend de l’ampleur en ressaisissant l’activité des moines dans une perspective politique. Katsuya Tomita ne cherche aucunement à fétichiser la pratique bouddhique, mais la montre au contraire confondue avec la vie courante, plongée dans ses aspects parfois triviaux ou sordides. Quand Chiken évoque les allergies dont souffre son jeune fils, il incrimine une société de consommation qui dérègle les corps. Son engagement contre le suicide est une forme de réponse à la statistique alarmante des 30 000 cas par an que compte le pays.
Peu à peu, c’est une charge contre le Japon et ses turpitudes, dont les ruines de Fukushima représentent le visage hideux et le point de non-retour, que recouvrent les portraits croisés des deux moines. C’est en tout cas dans ce décor sinistré que Ryugyo, dépourvu de paroisse, erre parmi les décombres, se livre à l’alcoolisme et sombre peu à peu dans le désespoir.
Avec son montage vif et son dispositif hybride, mélangeant entretiens, saynètes et reconstitutions, le film, chapitré selon le thème des six saveurs, invite à rénover les relations sensibles et spirituelles unissant l’être au monde dévasté qui l’entoure. La plus belle scène demeure sans doute le dialogue entre Chiken et une nonne vénérable, Shuntou Aoyama, 86 ans, qui, évoquant sa jeunesse étudiante dans les mouvements de contestation des années 1960, rappelle à quel point la voie spirituelle doit s’adosser sur une expérience de la vie laïque et des luttes qui l’animent, pour devenir elle-même un combat.
Tenzo se gonfle alors d’une mémoire historique et générationnelle qui le rend d’autant plus émouvant. Il nous apprend que la vocation, quelle qu’elle soit, ne trouve jamais de sens en elle-même, mais aux prises avec un monde à la dérive, dont elle ne peut proposer que de modestement panser quelques plaies.
Mathieu Macheret Le Monde