Le cinéaste poursuit son travail de mémoire sur le coup d’Etat de 1973 dans son pays.
La chaîne des Andes, massive, impénétrable et mystérieuse, structure le film de Patricio Guzman.
Sous la houlette du général Pinochet, dictateur exemplaire, le Chili a été, dès les années 1970, le laboratoire d’une formule qui fait aujourd’hui florès : l’alliance de l’autocratie et de l’ultralibéralisme. Passé sous régime démocratique, il serait à croire que le pays soit toujours sous cette double coupe, alors qu’une minorité de familles monopolise la terre et les biens, et que l’armée, protégée par des chars, tire contre une foule (dix-neuf morts, quatre cents blessés) qui proteste contre l’augmentation du prix du ticket du métro. Ce qui n’a pas empêché, vendredi 25 octobre, plus d’un million de personnes de manifester dans les rues de Santiago. Cette histoire, ce cynisme, cette cruauté qui ne désarment pas, le cinéaste Patricio Guzman, depuis son exil français, l’a durablement documenté depuis le coup d’Etat qui a causé la mort de Salvador Allende.
le Chili, cet archipel mémoriel
Cheminant le long de ses gouffres intimes, il signe des documentaires politiques engagés, avant de réaliser, en 2010, un chef-d’œuvre tardif avec Nostalgie de la lumière, film atypique qu’on peut qualifier d’essai, qui s’envole vers les sommets de l’émotion et de l’intelligence. Le cinéaste y nouait un canevas complexe où, depuis les entrailles de la Terre jusqu’à la voûte céleste, la recherche astronomique, l’archéologie des fondations indiennes et les morts pourrissants de la dictature s’entrecroisaient. Donnant à ce film magnifique une envoûtante suite aquatique en 2015, avec Le Bouton de nacre, Guzman continue de dévider son fil politico-géographique dans La Cordillère des songes.
Douloureuse résurgence
La chaîne des Andes, massive, impénétrable et mystérieuse, séparant le pays du continent et le confinant sur sa façade maritime, y structure un film qui retourne sonder – telle l’image originelle de la quête guzmanienne – le coup d’Etat de 1973, avant d’avancer dans le temps en donnant la parole à certains témoins dont l’expérience ou la création personnelles éclairent le sujet. Le sujet ? Toujours le même, il ne saurait y en avoir d’autre pour ce cinéaste qui a entrelacé si intimement sa vie et son cinéma. C’est la mémoire, évidemment, sa douloureuse résurgence, la terreur et l’ennui qui y sont associés, le baromètre du rapport à un pays dont les morts ne cesseront jamais de demander des comptes. Des sculpteurs (Francisco Gazitua, Vicente Gajardo), un écrivain (Jorge Baradit), un réalisateur (Pablo Salas), sont ainsi associés à cette évocation.
« La Cordillère des songes », voyage singulier et onirique au Chili
La Cordillère, massif granitique et autour de laquelle le film tourne en préambule, sert pour ainsi dire de porte d’entrée à l’analyse du sentiment personnel qui relie le cinéaste à son pays. Indifférent, dans sa jeunesse, à cette montagne qui structure le pays à la manière d’une colonne vertébrale, il y voit aujourd’hui, d’accord avec les artistes qui le représentent, la muette détentrice d’une histoire longue, mais jamais reconnue pour telle, qui a commencé avec les Indiens. Le film se déplace ainsi insensiblement de la géographie à l’Histoire, retournant de nouveau à ce point aveugle que constitua le coup d’Etat, et désignant le Chili comme un pays malade de son Histoire, malade d’une mémoire qu’on a toujours préféré enfouir. Le personnage de Pablo Salas est à cet égard intéressant. Filmeur fou de toutes les manifestations chiliennes depuis les années 1980, dépositaire, dans son local, de centaines de vidéos qui témoignent de la constante répression qui a ensanglanté le pays, ce miraculé fait à lui seul figure d’espoir qu’une mémoire véritable, et dans ses pas une justice digne de ce nom, puisse un jour advenir au Chili.
Par Jacques Mandelbaum le Monde 30 octobre 2019