L’histoire
Marc, un garçon coiffeur d’à peine vingt ans, est obnubilé par sa passion pour la course automobile. Il a pour ambition de participer au rallye de Spa qui se déroulera ce dimanche et s’est inscrit à la compétition sous la marque Porsche, le jeune homme ayant pris l’habitude d’emprunter discrètement celle de son patron qui ne quitte jamais le garage. Seulement, ce dernier décide contre toute attente de la prendre pour partir en week-end et Marc est sommé de trouver un véhicule de remplacement dans les deux jours qui le séparent de la course…
Analyse et critique
En 1967 doit sortir sur les écrans Haut les mains, le cinquième long métrage de Jerzy Skolimowski, Seulement le film est jugé anti-communiste et se retrouve censuré par le gouvernement polonais. Suite à cette affaire, Skolimowski décidera de quitter la Pologne pour continuer à exercer son art librement, alors qu’il aurait pu choisir de mettre un peu d’eau dans son vin pour poursuivre sa carrière de cinéaste dans son pays, comme tant de ses camarades se sont résolus à le faire. Cette carrière internationale, qui le conduira à s’installer en Angleterre puis plus tard aux Etats-Unis, a cependant déjà débutée avec son film précédent, Le Départ, comme si Skolimowski anticipait avant même la mise en production de Haut les mains son futur exil.
Skolimowski profite d’un contact en Belgique en la personne de Bronka
Abramson, une émigrée d’origine polonaise, amatrice d’art et mécène à
ses heures perdues, qui a fondé en 1966 la société de production
Elisabeth Films. Elle rencontre Skolimowski au Festival du Film de
Bergame où ce dernier présente La Barrière
qui, au passage, obtient le Grand Prix. Abramson tombe sous le charme
de son cinéma – et certainement aussi de la forte personnalité du jeune
homme – et lui propose de produire son film suivant. Ça tombe bien car
Skolimowski a déjà un nouveau projet en tête dont il lui narre les
grandes lignes… coup de bluff énorme car il n’a en aucun cas réfléchi à
un prochain opus ! Il appelle son ami Andzrej Kostenko – que
Skolimowski a rencontré à l’école de Lodz et qui a signé la photo de La Barrière
– pour rendre une copie acceptable, la bienfaitrice ayant acquis les
droits du film sur la seule foi de l’enthousiasme du cinéaste. Mais
rapidement, le duo doit se rendre à l’évidence : le sujet que
Skolimowski a inventé au débotté ne mène à rien…
Il leur faut donc trouver de toute urgence un nouveau sujet et l’idée
de raconter une histoire tournant autour des rallyes automobiles n’est
certainement pas sans rapport avec le fait que l’époux de la productrice
se trouve être Jacques Ricquier, propriétaire d’une maison d’édition
qui publie deux grands magasines belges consacrés à l’automobile.
Skolimowski, qui adore les voitures de sport et la vitesse, n’a pas
heureusement pas trop de peine à s’emparer de ce thème choisi pour
amadouer le couple belge. Les deux scénaristes sont bientôt rejoints par
le compositeur Krysztof « Komeda » Trzcinski, ami de longue date du
cinéaste (c’est lui qui lui a fait rencontrer Wajda et qui l’a ainsi
lancé dans le cinéma) qui va faire office d’interprète, Skolimowki ne
parlant pas un mot de français et devant diriger une équipe technique et
des acteurs venant de France et de Belgique.
C’est Jean-Pierre Léaud (1) qui prête ses traits à Marc, nouvel avatar de cette jeunesse impétueuse qui était déjà au cœur des premiers films du cinéaste. Marc, comme les Andrzej des premiers films (interprété dans Signes particuliers : néant et Walkover par Skolimowski lui-même), est un personnage qui ne fonctionne qu’à l’énergie. Il ne cesse de courir dans tous les sens mais ne fait au final que tourner en rond. Si Skolimowski filme toujours la jeunesse comme une dépense d’énergie, c’est pour mieux figurer ce surplace qui finit par engloutir les rêves de ses héros adolescents. (2) S’il y a une évidente continuité thématique et stylistique entre ce premier film de l’exil et ceux de la période polonaise du cinéaste, Le Départ donne toutefois l’impression d’être une oeuvre à deux mains tant Léaud façonne le film à son image. Plus lunaire et burlesque que jamais, tout en énergie et en charme, Léaud parvient à faire ressentir derrière son costume de clown keatonien colérique cette fragilité qui donne une forme de profondeur tragique à ses plus belles interprétations. Il passe d’un sentiment à un autre avec toujours cette même justesse, cette même finesse qui fait que l’on est constamment surpris par son jeu en dents de scie. Dès son apparition, il nous emporte avec lui puis, tour à tour, nous énerve et nous charme, nous épuise et nous galvanise, nous fait rire ou nous serre le cœur. C’est un trublion, un romantique, un fou qui passe tour à tour de l’hystérie à la plus profonde mélancolie sans que jamais on ne ressente l’effort, le travail, la maîtrise du comédien.
Le film est à son image, d’une incroyable liberté, très impro jazz,
style musical que Skolimowski aime tout particulièrement. Komeda signe
une partition légère et envoûtante qui épouse parfaitement la mise en
scène de Skolimowski et le jeu de Léaud. Komeda, qui a été le premier
avec son sextuor à faire du modern jazz en Pologne, a commencé à
travailler pour le cinéma avec Deux hommes et une armoire de Roman Polanski. (3) En
une dizaine d’années, il écrit une soixantaine de partitions, utilisant
la musique de film pour se livrer à des expérimentations sonores et à
l’exploration de nouveaux territoires musicaux, ce que ses différents
ensembles de jazz ne lui permettent pas de faire.
Il travaille ici avec le trompettiste Don Cherry et le saxophoniste
Gato Barbieri, livrant une partition qui court de façon quasi
ininterrompue de la première à la dernière image. Si certains thèmes
reviennent régulièrement, Komeda varie les ambiances et marie les
styles, de l’impro free-jazz la plus endiablée à des moments plus
classiques, flirtant même avec la variété le temps d’une chanson
interprétée par Christiane Legrand. (4)
Les plans s’enchaînent en épousant la partition de Komeda, Skolimowski
travaillant plus sur une écriture musicale que dans le sens d’une
quelconque efficacité dramatique. Les mouvements de caméra épousent eux
aussi le tempo impulsé par les différentes strates musicales ; la caméra
virevolte, se laissant emporter dans les va-et-viens qui provoquent une
sensation de tournis. La juxtaposition euphorique des images et du son
(il faut également ajouter le débit mitraillette de Jean-Piere Léaud)
fait ainsi ressortir l’énergie de la jeunesse, la façon dont celle-ci se
dissipe à tout va, sans plan établi, sans plan pour l’avenir.
Comme Komeda, Skolimowski travaille sur l’imprévu, le hasard, le coq à
l’âne. Le récit repose sur un fil pour le moins ténu autour duquel le
cinéaste et son acteur ne cessent de broder, le contournant, jouant
avec, s’en éloignant pour mieux y revenir. Cette totale liberté formelle
et narrative ne révèle pas de la gratuité, ni de la facilité, mais est
la transcription en termes cinématographiques de cette image que
Skolimowski a de la jeunesse. C’est aussi pour le cinéaste polonais un
acte de foi en faveur d’un cinéma libéré des contraintes pesantes du
système, qu’il soit économique ou politique.
Le film est tourné avec une équipe très réduite, souvent dans la rue et
en décors naturel,. Il n’y a pas de découpage à suivre, tout est filmé
sur le vif, Skolimowski trouvant beaucoup des idées sur le plateau et
laissant ses acteurs improviser. Tous les techniciens doivent être aux
aguets, prêts à capter ce qui advient à la manière de reporters. Cela
tombe bien, le jeune chef opérateur Willy Kurant s’est spécialisé dans
le cinéma direct et a un passé de reporter télé. Né à Liège, Kurant a en
effet commencé à travailler à télévision avant de tenter sa chance à
Paris dans le cinéma. Il débute réellement comme chef opérateur pour
Agnès Varda sur Les Créatures et signe la même année la photo de Masculin-Féminin
de Godard… Godard auquel on ne peut s’empêcher de penser ici tant
Skolimowski semble payer sa dette à la figure tutélaire de la Nouvelle
Vague.
Le film débute par l’enchaînement de deux séquences tournant autour de
l’automobile. La première, celle qui ouvre le film, montre Marc voler
une voiture puis filer à toute allure sur le périphérique. Dans la
seconde, avec l’aide d’un complice, il se fait passer pour un Émir
arabe, « empruntant » une Porsche chez un concessionnaire. La voiture
est pour Marc l’objet de tous les désirs et il est prêt à voler, à
arnaquer et même à se donner à une riche rombière pour en posséder une.
Skolimowski a pu observer combien la jeunesse de son pays (mais c’est
bien sûr transposable à toute société occidentale) a soif de possession
et l’automobile, symbole de la réussite en Pologne, est de loin l’objet
le plus convoité, l’image même du bonheur. Skolimowski voit ainsi dans
l’obsession de Marc une manière d’évoquer cette course matérialiste qui
dévore la jeunesse. Ce n’est pas pour lui une image dévoyée de
l’adolescence, juste ce qui marque sa fin : le matérialisme, le culte de
la réussite et de la possession étant du domaine des adultes.
Skolimowski multiplie les signaux de ce matérialisme forcené avec en
son cœur la passion automobile : les rues regorgent de panneaux
publicitaires vantant les mérites de telle ou telle marque ou montrant
des familles heureuses et épanouies entassées dans des breaks. Le
cinéaste nous amène également faire un tour au Salon de l’auto où se
presse le public, Marc et Michèle échappant un temps à la pression
populaire pour se promener, de nuit, dans l’enceinte vide de ce temple
de la consommation.
Skolimowski observe depuis Rysopis comment l’adolescent est guidé dans le rang en passant dans le monde des adultes et Marc ne déroge pas à cette règle. Même s’il prend des chemins de traverse, s’il est insolent et insoumis à l’autorité, ses rêves sont les mêmes que ceux des jeunes étudiants des écoles de commerce qu’il aime fustiger. Certes il rêve de voiture pour pouvoir participer à une course automobile, mais c’est le même geste, il est mu par le même désir secret de réussite et de gloire, comme en témoigne une courte entrevue avec un champion de Rallye à qui il demande le secret de son succès. Skolimowski ne cesse dans ses films de dépeindre cette folie de la société de consommation, sans toutefois en passer par la farce comme nombre d’autres cinéastes s’illustrant dans ce discours, mais par des inserts légers, des piques discrètes, en utilisant la poésie et l’humour. Il n’y a pas chez lui de regard vachard, juste l’observation d’un mouvement bien humain qui mène de la rébellion adolescente à la norme.
Ainsi, comme tous les précédents personnages de Jerzy Skolimowski, Marc a l’apparence d’un jeune rebelle mais tout le pousse à rentrer dans le rang. Pas nécessairement à devenir un bon petit soldat – il est trop gouailleur et insolent pour ça – mais à jouer le jeu de la société malgré ses velléités d’indépendance. Et comme toujours chez Skolimowski, ce qui peut l’écarter de cette voie toute tracée, c’est l’amour d’une jeune fille. On retrouve ainsi cette fibre romantique qui parcourait déjà ses films polonais, avant que la figure féminine ne devienne plus carnivore avec Deep End ou tout simplement absente de son cinéma – il n’y a quasi plus de femmes à partir de Travail au noir en 1982. Les séquences avec Michèle sont des parenthèses où Marc vit enfin, oublie son obsession. Une promenade dans Paris avec un grand miroir est l’occasion pour eux de se livrer au simple plaisir du jeu, même si ce miroir a pour objet d’être vendu à un antiquaire sans scrupule afin que Marc obtienne assez d’argent pour payer la caution pour la location d’une Porsche. Mais si au bout il y a toujours cette obsession de la voiture, il y a auparavant cette fugue joyeuse, l’un des moments les plus éclatants et libres du film. Tout l’enjeu du film est en fait contenu dans l’opposition entre la légèreté de la séquence et sa conclusion matérialiste : Marc va-t-il se laisser aller à son amour pour Michèle ou va-t-il continuer à se compromettre pour son rêve automobile ? Va-t-il réussir à conserver en lui une part de ce romantisme adolescent ou se perdre définitivement dans le monde des adultes ?
Assez étonnamment, le film bascule vers la fin en faveur de Michèle. Alors qu’elle servait jusqu’à présent de contrepoint au fantasque Jean-Pierre Léaud, lorsqu’il s’avère que Marc ne déviera pas de sa route, elle prend soudainement une étonnante épaisseur et le film se décale soudainement pour la placer en son cœur. La dernière séquence nous surprend par le changement de ton qu’elle fait opérer au film et par l’intense émotion qu’elle procure. La dernière image – la pellicule qui prend feu, quatre ans avec celle de Two Lane Blacktop de Monte Hellman – nous montre un Skolimowski qui se réjouit de voir Marc choisir l’amour mais qui, dans un même temps, désespère de voir ainsi l’adolescent abandonner son rêve. Il n’y a pas d’échappatoire, l’adolescence n’a qu’un temps, seul compte finalement le fait qu’elle brûle de sa plus belle flamme.
Si par sa forme, Le Départ est le film le plus ouvertement « Nouvelle Vague » de Jerzy Skolimowski, si c’est le premier d’une longue série d’œuvres tournées loin de sa Pologne natale, il est par ses thèmes et sa mise en scène dans la droite lignée des premiers films d’un cinéaste qui s’imposait alors comme l’un des plus doués de sa génération. Une réussite saluée par le jury du Festival de Berlin qui lui a décerné l’Ours d’Or.
Par Olivier Bitoun – le 20 août 2012 – DVD Classik
(1) Jerzy Skolimowski retrouvera Léaud pour un épisode d’un film à sketch réalisé avec deux autres cinéastes Polonais, Dialogue 20-40-60.
(2) On retrouve dans le récent Essential Killing ce motif de la course et du surplace.
(3) Komeda a composé la quasi totalité des bandes originales des films
de Roman Polanski jusqu’à sa disparition accidentelle en 1969. Pour
Skolimowski, il a signé la BO de La Barrière.
(4) La sœur de Michel Legrand qui a interprété nombre de ses compositions, notamment celles pour Jacques Demy.