Dans Les Âmes mortes, Wang Bing recueille le témoignage des survivants de la répression antidroitière opérée par Mao à la fin des années 1950. Un film monumental.
Il faut imaginer ce que représente la chape de silence officiel qui recouvre certains points sombres de l’histoire de la Chine. Certes, l’État chinois a fini par reconnaître une part de ses responsabilités dans la redoutable famine qui a touché le pays entre 1958 et 1961 lors du Grand Bond en avant orchestré par Mao. Quelque temps auparavant, une campagne antidroitière avait été lancée, dont les survivants ont été réhabilités à la fin des années 1970. Mais a-t-on pris la mesure de cette répression ? Qu’en est-il de la réalité des camps où ceux qui étaient accusés de déviance idéologique ont été enfermés ? Que sait-on de ce qui s’y est réellement passé ?
Wang Bing a décidé de sauvegarder la mémoire de ces événements en recueillant le témoignage de survivants. Le documentariste s’est lancé dans cette entreprise dès 2005, ignorant la forme que prendrait l’œuvre à venir. Il en a d’abord tiré un film constitué d’un seul témoignage, Fengming, chronique d’une femme chinoise (2007), où la veuve d’un homme désigné comme droitier faisait le récit des persécutions subies. Puis une fiction, la seule du cinéaste à ce jour, Le Fossé (2010), reconstituait les terribles conditions de détention dans le camp de Mingshui, une des entités de celui, plus vaste, de Jianbiangou, qu’on retrouve au centre des Âmes mortes.
Mais Wang Bing n’en avait pas fini. Et même maintenant qu’il livre ce documentaire fleuve, il n’est pas impossible, un peu à la manière de Claude Lanzmann avec Shoah, dont certaines chutes ont servi à faire d’autres films, qu’il y revienne. Citer Shoah n’est pas une référence écrasante. À bien des égards, et pas seulement par sa durée – 8 heures 26 –, Les Âmes mortes peut y faire songer. On a ici affaire à une œuvre monumentale. Un mot qu’il faut prendre au pied de la lettre. Dans les débuts du film, un des survivants raconte que certains d’entre eux ont voulu ériger une stèle à l’emplacement du camp de Jianbiangou. Mais les autorités n’ont pas donné suite. Le film devient ce mémorial.
Dans un carton de remerciement, le cinéaste s’adresse à ses interlocuteurs : « Je remercie chaleureusement tous les anciens qui ont accepté d’être filmés. Vous vous êtes replongés dans vos souffrances, celles de vos proches et de vos compagnons d’infortune. » Les personnes qui témoignent ont autour de 80 ans, mais la mémoire de ce qu’ils ont enduré cinq ou six décennies plus tôt (en fonction de la période où Wang Bing les a filmées) semble intacte. Ce sont des instituteurs, des professeurs, des intellectuels. Tous évoquent les prétextes qui ont entraîné leur arrestation : une phrase anodine, la critique d’un supérieur, d’un membre du parti… On devine des jalousies de voisinage, des rivalités (beaucoup de ceux que le cinéaste montre sont originaires d’une même ville, Tianshui, dans la province de Gansu).
Les récits de détention sont effroyables. Jianbiangou est un camp de rééducation par le travail. Mais au bout de quelques mois de présence, privés de nourriture, nombre de « droitiers » ne sont plus en mesure d’accomplir la moindre tâche. Décharnés, malades, à bout de forces. « Des morts-vivants qui criaient famine, voilà ce qu’on était. […] Des fouilleurs de graines sortis de leurs terriers. On n’avait plus aucune estime de soi, plus de dignité. » Ce témoignage est l’un des moins terribles. Plus le film avance, plus le spectateur découvre les conditions atroces dans lesquelles la plupart des détenus ont connu la mort. La survie tient du miracle ou d’une « bonne » affectation (on était moins affamé aux cuisines, par exemple). Ou d’une épouse ou d’une mère pouvant rallier ce territoire loin de tout, à la lisière du désert de Gobi, transportant avec elle quelques aliments de base.
Chacun évoque tel ou tel disparu, par son nom, parfois en l’ayant bien connu car il habitait au coin de la rue, et toujours en racontant les circonstances de sa mort. Ces brefs récits, aussi horribles soient-ils, rendent une existence à ces personnes et une « âme » à ces défunts. Ils contrastent avec les images prises sur place par le cinéaste, à onze années d’intervalle, no man’s land balayé par le vent, fait de ravines et de remblais, où demeurent quelques cavités ayant servi d’abris aux prisonniers. Seules traces morbides et dérisoires d’un passé tragique : les restes d’os humains qui parsèment l’endroit.
Wang Bing n’a pas filmé les cadres du camp de Jianbiangou parce que, plus âgés, ils sont décédés. Il a pu toutefois en rencontrer un, âgé de 77 ans, qui précise que les cadres bénéficiaient d’une ration de 450 grammes de farine par jour et par personne quand les détenus n’en avaient que 200, insuffisants pour survivre. Il justifie de ne pas avoir protesté contre les accusations sans fond et les conditions de détention en raison des risques encourus : le régime imposait la terreur. « La plupart des chefs d’équipe étaient intraitables », a cependant souligné l’un des survivants un peu plus tôt dans le film.
L’émotion ressentie à l’écoute de ces témoignages est redoublée par la vision de ces corps vieillis, souvent fragiles, parfois encore toniques, de ces êtres au soir de leur vie. Quand c’est le cas, et ça l’est souvent, Wang Bing indique au terme de l’intervention de la personne qu’elle « nous a quittés » depuis. Dans l’une des rares séquences en extérieur, Wang Bing a filmé un enterrement, celui de Zhou Zhinan, filmé quelques mois auparavant, très affaibli, dont on a appris l’esprit volontaire de résistance quand il était interné à Jianbiangou. L’image de cet homme continuant à témoigner tout en étant proche de l’agonie se fond avec celle des disparus dont les âmes endormies sont désormais, grâce à ce film, éveillées.
PAR CHRISTOPHE KANTCHEFF POLITIS