Fresque burlesque suivant le parcours de jumelles nées avec l’ampoule électrique, séparées dans l’enfance et qui se retrouvent à bord de l’Orient-Express à l’aube d’un nouveau siècle, le film de la Hongroise Ildikó Enyedi ressort en salles.
Nous sommes dans le New Jersey à Menlo Park en 1880. On assiste, au milieu de la foule, à une parade nocturne d’un genre insolite. Cirque de plein air où l’attraction est une technologie qui va bientôt changer le cours du monde : l’ampoule électrique de Thomas Edison. Danseuses, fanfare et cavaliers évoluent dans la nuit, parés de lampes incandescentes. Présences auréolées, séraphiques, branchées à des dynamos invisibles. Mon XXe Siècle (1989) d’Ildikó Enyedi débute ainsi. Par une féerie à grand spectacle en noir et blanc. Une revue de music-hall sous tension, pleine d’éclairs et de halos, dont on raccorde tout de suite l’esthétique à celle de Metropolis de Fritz Lang. Mais la fable n’est pas du tout la même. Ni le tempo.
A Budapest, sous un ciel étoilé de cinéma naissent des jumelles, Dora et Lili. Elles sont transportées à dos d’âne dans la neige. La veille de l’année 1890, on les retrouve en petites marchandes d’allumettes grelottantes, qui cherchent à se réchauffer, comme dans le conte d’Andersen. Deux hommes en frac, fumeurs de cigares, les remarquent et les séparent. Dora et Lili qu’interprète la même actrice, la merveilleuse Dorota Segda, une Bulle Ogier hongroise (qui joue aussi la mère), prennent alors des chemins différents.
Mais par un de ces hasards qui n’existent que dans les romans ou les films où la vie est un roman, Dora et Lili reviennent en Hongrie avec le XXe siècle. Toutes deux passagères, le jour de l’an, du même train, l’Orient-Express, sans le savoir. Enfants, elles se ressemblaient, tout paraît maintenant les opposer, mais ce n’est pas si simple : l’une est une anarchiste sans le sou chargée d’une mission secrète. L’autre est une sorte de cocotte, prostituée de salon, aussi élégante qu’intrigante. Lili voyage en troisième classe avec les gueux et se voit confier une encombrante cage à oiseaux recouverte d’une housse qui cache des pigeons voyageurs. Dora, quant à elle, drague dans le wagon-restaurant simultanément un bourgeois et un gradé à la moustache soignée, avec le projet évident de les détrousser.
Farces et attrapes.
Dora est aussi sensuelle, enjôleuse et à l’aise partout que Lili est timide, discrète et maladroite. Lili lit Pierre Alexeïevitch Kropotkine mais elle perd tous ses moyens (on le constate lors d’une scène d’anthologie) lorsqu’il s’agit de lancer une bombe dont la mèche se consume dans sa main tremblante. Une bombe noire et ronde de bande dessinée, aussi factice que la neige de studio qui colle aux jupons des femmes et aux ourlets de pantalon des hommes.
Il faut dire que Mon XXe Siècle a un côté farces et attrapes, ou vieil almanach savoureux. C’est un cinéma bricolé, plein d’effets et de ficelles visibles, de numéros de transformisme, de trucages énormes, qui viennent désamorcer le pathos et la grandiloquence qui rôdent tout au long de cette fresque qui pourrait être édifiante, simpliste, mais qui ne l’est jamais. Plutôt, elle reste toujours sur le fil, un filament de coton carbonisé dans un bulbe de verre irrégulier. L’usage du son non synchrone, avec des zooms sonores, du babil inintelligible ou des effets de brouillages, comme chez Tati ou le Fellini de Huit et demi, contribue également au burlesque de plusieurs scènes. Sans compter les singes et les étoiles qui parlent. Ou ce chien qui s’échappe d’un laboratoire en arrachant ses électrodes.
On rit. On a parfois le vertige. On veut arrêter la locomotive, éteindre le projecteur de cette séance de cinéma qui s’emballe, on se dit que la pellicule en surchauffe va prendre feu. On rêve de revoir le visage si beau de tel figurant qui ne reste qu’une seconde à l’image, ou d’examiner d’un peu plus près la vie de ces mystérieuses sœurs lumière. Notamment quand on comprend qu’elles vont séduire, sans le savoir là encore, le même homme (Oleg Yankovski). Mais la narration est elle-même faite de zigzags, d’ellipses, d’ombres, de reflets trompeurs, d’apparitions, disparitions qui évoquent les films de fantômes.
«Oreille».
Apparaître, disparaître, n’est-ce pas du reste l’essence même du cinéma, cette autre grande invention du siècle ? Dans un amphithéâtre de la Sorbonne, lors d’une démonstration publique des pouvoirs de l’électricité, la pointe d’un éclair vient toucher le crâne d’un homme. En 1888, Edison invente aussi le premier télégraphe multiplex. Je repense soudain à ce qu’écrit Henry David Thoreau quelques années plus tôt dans Walden : «Nous brûlons de percer un tunnel sous l’Atlantique et de rapprocher de quelques semaines le vieux monde du nouveau ; or, peut-être la première nouvelle qui s’en viendra frapper la vaste oreille battante de l’Amérique sera-t-elle que la princesse Adélaïde a la coqueluche.»
« En sautant [d’une jumelle] à l’autre, le film esquisse des portraits d’une société travaillée par des contradictions pénibles, des tensions irrésistibles, tout en offrant, par collage, des indications sur l’état technologique de ce XXe siècle, comme l’envoi du premier télégramme circumterrestre, toujours sous le regard et les commentaires inénarrables des bonnes étoiles. Il y a du Fellini dans cette vision à la fois drolatique et absurde d’un monde qui se fait ou se défait et dont le meneur, celui qui guide les autres à travers le labyrinthe de la fin est un âne. » (Henry Welsh, 1989)
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Par Célia HOUDART Mars 2018.