Valeska Grisebach transpose en Bulgarie les codes du genre hollywoodien pour suivre la piste d’un ouvrier allemand perdu dans le nouveau territoire auquel il est confronté. Une brillante fable moderne qui dresse un constat amer de l’Europe.
Western est radicalement un western, et s’il fait par moments oublier son titre au spectateur captivé, c’est pour mieux y revenir avec force. Western : rapport entre les dimensions d’un territoire et les actions d’un corps. Le film de Valeska Grisebach ne cherche pas à en subvertir ou moderniser les accents : le western n’est plus un genre mais un modèle, quelque chose qu’on suit et qu’on cite. Un groupe d’hommes arrive dans un village, avec une mission que la situation locale rend difficile, tandis que se détache, allant et venant entre les mondes, la pure silhouette du héros sur fond de ciel, son silence sur fond de fracas, l’énigme de ses actions transparentes sur le fond obscur du désir des autres. Il se cherche quelque chose à faire. Meinhard est dans Western un ouvrier allemand envoyé avec d’autres sur un chantier de construction, aux abords d’un petit village de Bulgarie, qu’une série de rencontres mêle à la vie des habitants de l’endroit, tissant avec eux des rapports fragiles, sur la limite entre harmonie et chaos. Il cherche ce qu’il fait là.
Solutions viriles
Le modèle de Western est peut-être un western modèle, Winchester ’73, d’Anthony Mann (1950), qui posait déjà la question «que faire ?» comme une incertitude et une latence, plutôt qu’une volonté de fer. Fritz Lang, l’un des seuls Allemands avant Valeska Grisebach à s’être essayé à ce genre si américain, regrettait d’avoir dû renoncer au projet repris par Mann : «Le sujet m’intéressait beaucoup : un homme de l’Ouest a perdu son fusil, qui est pour lui la seule raison de vivre et le symbole de sa force. Il lui faut donc essayer de récupérer son fusil ou chercher de nouvelles raisons de vivre. Il lui faut retrouver sa force perdue.»
Meinhard, ancien légionnaire, aura maille à partir avec les armes, fusil et couteau passant de main en main. Western décrit un monde d’hommes, notre monde, et sur lui les signes de la virilité pris comme les indices d’une question, celle de ses attributs – avant tout des objets, et les gestes et rapports qui vont avec : fusil, couteau, outils, cigarettes, verres et bouteilles d’alcool, jeux de cartes, langage codé, rêves de femmes. Ce sont les véhicules d’une force perdue, d’une virilité défaite, un ancien monde caressé in extremis par un regard qui le sait. Le symbolisme pervers de Lang (où c’est l’objet manquant qui aurait primé) et la morale matérielle de Mann (où c’est la quête qui compte, moteur de l’action des corps), étaient des solutions viriles, l’une en creux et l’autre en plein, à la question de la virilité perdue, et à celle de la volonté incertaine. Western s’en trouve une autre, teintée du désir lucide qui rend ses pauvres cow-boys perdus et radieux, montés sur un cheval blanc qui est le cœur du film, silhouettes découpées sur le ciel étoilé de la triste Europe.
Jeu cruel
Il le fait en déplaçant le problème vers l’Est, en l’élargissant aux dimensions d’un territoire où les actions d’un corps sont peu de chose. Les attaques d’Indiens, les parties de poker, embrouilles de saloon et chevauchées dans le désert, tout cela vient, cité et transposé dans Western pour dire un état de l’Europe, de son mythe et de sa réalité, tous deux en ruines, et de la façon dont l’ordre viril ou national des choses (il y a dans le film une sombre affaire de drapeau et tout un jeu, parallèle à l’autre, sur les signes de la nationalité) peine à masquer les ravages d’une force plus grande qui dissout toute résistance dans l’économie, égalise les existences sous le rabot d’une même exploitation, indifférente à l’inimitié ou l’amitié entre ouvriers allemands et villageois bulgares.
Plus subtil que dans bien d’autres films-fables, cet aspect allégorique n’est pourtant pas le meilleur de Western, ni son cœur : plutôt le fond où vient se fracasser en silence la trajectoire de son héros. Meinhard se cherche quelque chose à faire, et cherche ce qu’il fait là : il joue un jeu cruel avec les personnages d’un territoire de fantaisie, casse son jouet, perd son cheval, distribue en tous sens des intentions de plus en plus ambiguës. Il cherche son fusil et ne le trouve pas : croyant rencontrer à l’Est son grand Ouest, inventer son propre western, il se brise contre la fiction des attributs (ceux du territoire, nationalité, et ceux du corps, virilité) qui résistent à son rêve d’un nouveau désert. Comme tout bon western, Western nous fait voir, une fois comptés les signes, que l’Ouest n’existe pas plus que l’homme : et pourtant ils nous blessent et nous tuent.
Luc Chessel – Libération — 21 novembre 2017