L’HISTOIRE
Les malheurs de Mouchette (Nadine Nortier), jeune fille de la campagne acculée au suicide.
ANALYSE ET CRITIQUE
« Espérez plus d’espérance… » entonnent en cœur les écoliers de Mouchette, avant que l’héroïne butée ne se voit reprise publiquement pour son refus de prononcer ces paroles (elle les dira plus tard d’elle-même, pour réconforter un épileptique de sa crise foudroyante). Il y a dans ce refrain une ironie redoutable : Mouchetteest, s’il en est, un film radicalement dénué d’espoir, sur une rase campagne abandonnée de Dieu, laissée à la méchanceté des hommes. Du fond des bois, dans son refus obstiné de jouer le jeu de la vie en société, sa constante rébellion renfrognée, Mouchette annonce d’autres petites punks, le no future. Cette figure d’insoumise est pour Bresson, fasciné par la révolte adolescente, une sainte d’élection. Aussi précise sa description de la brutalité du monde rural qu’elle subit soit-elle, son film n’est pas un traité naturaliste mais une allégorie biblique, où le déterminisme social s’accole à une prédestination mauvaise de nature métaphysique.
Une heure dix-sept d’une ligne droite, sans fioritures aucunes, qui voit la jeune fille, obligée dans un intérieur vétuste de prendre soin de sa mère malade et de son petit frère nourrisson, se faire maltraiter par ses camarades, le corps enseignant, les villageois, avant de se perdre, un soir de tempête, dans une forêt où le braconnier Arsène (Jean-Claude Guibert), ivre et venant probablement de tuer un garde-champêtre, la somme de lui servir d’alibi avant de la saouler à la genièvre et de l’abuser. De retour au bercail, elle ne tarde pas à apprendre le décès maternel. Ainsi résumé, Mouchette est d’une atrocité presque grotesque. C’est aussi une œuvre d’une grande douceur, un exercice d’empathie complète, de compassion inaltérée, pour une figure martyrisée. Bresson adapte La Nouvelle Histoire de Mouchette de Georges Bernanos, écrivain qu’il traduit à l’écran pour une seconde fois, avec qui il partage une rigueur janséniste, mais substituant à l’impétuosité de sa langue la sècheresse de son style. Bresson est le cinéaste des gestes (qui mieux que lui filme les mains ?), des objets du quotidien, de la pureté du jeu (le visage de Nadine Nortier est une toile blanche sur lequel projeter la douleur du monde). Son projet s’apparente moins ici à celui qu’il entretenait dans Journal d’un curé de campagne que dans Au hasard Balthazar : se faire le témoin impassible de la violence exercée par la vie courante sur les plus démunis.
Le film ne pratique pas l’emphase mais une forme de platitude sombre. Il faut trois essais successifs à la suicidaire pour se noyer correctement, la conclusion de l’affrontement nocturne entre le braconnier et le garde-chasse au bord de la rivière est tue par une ellipse. Il faut se méfier de l’eau qui dort, ainsi du ressac de l’étang où gît le corps de la gamine alors que résonne le Magnificat de Monteverdi. Une fête foraine où elle s’amuse aux auto-tamponneuses apporte un bref répit, que vient rompre son père la giflant pour l’avoir vu s’approcher de celui qui, paradoxalement, paraissait l’homme le moins susceptible de prédation à son égard parmi le bestiaire présenté. Maintenir sa tête hors de l’eau n’est pas exactement au programme de ce cauchemar pastoral. L’intransigeance bressonnienne a parfois donné matière au soupçon d’un certain sadisme. Ce n’est pas ce titre, ni le précédent susmentionné, qui pourraient apaiser cette inquiétude.
Tout le monde n’a pas la possibilité de demander à Jean-Luc Godard de s’occuper personnellement de la bande-annonce de son film. Bresson, si. Par-delà sa tenue classique, le film lorgne vers une modernité singulière. Celle du Pialat sous l’emprise du Malin de Sous le soleil de Satan, des Bruno Dumont terriens et maléfiques, pas moins atterrés de la désolation chronique. De la force d’inertie de Mes petites amoureuses. Des œuvres de territoires abandonnés par l’espérance, liturgique ou sociale. Son film est un témoignage sur l’incroyable violence de la France d’hier, celle dont des régions désinvesties ne se libèrent encore que difficilement. Scènes de chasse à faire passer celle de La Règle du jeu pour une promenade de santé, alcoolisme endémique, punitions corporelles administrées comme on respire, tout cela face à la caméra livide et assurée de Ghislain Cloquet, spécialiste des « couleurs noires et blanches » (JLG). Film « chrétien et sadique » (JLG, bis), Mouchette nous toise de sa rage blanche, nous gratifie de son affection noire. Telle son héroïne jetée d’une rouste vers la messe, le cinéma de Bresson chancelle entre pieds dans la boue et regard vers le sacré.
DVD CLASSIK Par Jean Gavril Sluka – le 18 octobre 2016