« La beauté des films de Sharunas est entière dans la façon qu’ont ces films de se tenir droit debout sur le fil vacillant qui relie leur auteur, ses peines et ses lumières, aux peines et aux lumières du monde alentour. »
Leos Carax
Né en 1964 en Lituanie, Sharunas Bartas a commencé à réaliser des films au tournant des années 1990, alors que le bloc soviétique s’effondrait. S’il n’a jamais prétendu faire le relevé de ce séisme, son œuvre, composée aujourd’hui de douze courts et longs métrages, en a suivi les failles, qui ont largement dessiné le monde contemporain : déliquescence, épuisement, misère, solitude, clandestinité, errance, trafic.
Surgis de la confrontation des hommes à des lieux, souvent trouvés aux confins de longues expéditions (en Sibérie, au Maroc, en Crimée par exemple), les films de Sharunas Bartas se traversent comme des expériences physiques. On éprouve l’espace et le temps à travers le cadre, la lumière, les couleurs, les sons, la durée, minutieusement ouvragés au point que la parole devient superflue. On les habite avec les personnages, Katerina Golubeva surtout, l’actrice, collaboratrice et compagne des premiers films. Ce cinéma de la sensation, qui veut faire vivre au spectateur l’expérience dont il est né, comme une performance à laquelle il prendrait part, a été précurseur pour nombre d’artistes et de cinéastes qui travaillent d’abord la perception.
Alors que son nouveau film, peace tu us in our dreams,, sélectionné au festival de Cannes, sort en salles, et sort au Roxane…le Centre Pompidou organise une rétrospective de ce grand réalisateur peu connu…
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Serge Lasvignes
Questions au réalisateur…
« Seul le cinéma »
Sylvie Pras – Comment êtes-vous venu au cinéma ?
Sharunas Bartas – J’ai commencé à filmer en 1983 – bien avant l’effondrement de l’URSS. J’ai choisi le cinéma pour moyen d’expression. À 18 ans, je filmais déjà avec une caméra 16 mm. À 19 ans, j’ai fait une expédition en Sibérie pour y tourner un film. Quand je suis revenu en Lituanie, j’ai travaillé en 35 mm dans un studio de cinéma amateur. Malheureusement, en URSS, il était impossible d’accéder au grand écran sans passer par la seule école de cinéma de l’Union, le VGIK, à Moscou. J’y suis donc entré, en 1986.
SP – Vos films semblent naître des lieux mêmes dans lesquels ils sont tournés. Certains d’entre eux sont des voyages vers l’extrême. Comment les concevez-vous ?
SB – À 16 ans, j’ai participé à une expédition en canoë dans l’est des monts Saïan, en Sibérie. C’était un voyage difficile. Sur le chemin, il y avait un village de nomades, les Tofolars, un peuple sibérien en train de disparaître. Leur extrême pauvreté, contrastant avec la splendeur des montagnes, m’a laissé une impression indélébile. J’ai envisagé différents moyens d’en rendre compte et j’ai réalisé que seul le cinéma pouvait transmettre cette impression. Je suis retourné là-bas deux fois : pour Tofolaria, un documentaire, en 1985, et pour Few of Us, une fiction, en 1996.
SP – Le temps comme l’espace ont une consistance très forte dans vos films. Leur expérience physique est-elle importante pour vous ?
SB – J’ai toujours été attiré par de nouveaux lieux. Lors des repérages pour The House, j’ai voyagé à travers l’Europe de l’Ouest, pensant que je trouverais ce dont j’avais besoin dans le sud de la France. Je suis arrivé comme ça jusqu’au bout de l’Espagne, d’où j’aurais pu prendre un ferry pour le Maroc. Finalement, j’ai trouvé la maison à côté de Vilnius, tout près de chez moi. Mais je suis retourné au Maroc pour Freedom : j’avais besoin d’un désert sans fin. Les lieux et leur nature sont des éléments consubstantiels de mes films. Je les choisis méticuleusement pour y montrer un moment de la vie de mes personnages. Je prends beaucoup de photos avant d’être sûr que la première impression ne disparaisse pas. Les lieux dictent leurs conditions auxquelles je ne peux pas désobéir. Quant au temps, il a un algorithme spécifique au cinéma, une certaine compression qui, une fois appliquée, doit être tenue.
SP – Vous êtes souvent le chef-opérateur de vos films, vous avez toujours pratiqué la photographie. Qu’est-ce qui vous importe dans un plan, une image ?
SB – Le plus important, c’est l’axe du cadre qui focalise le regard du spectateur, son attention. La composition et la lumière créent cet axe. J’ai dû apprendre à les maîtriser, ainsi que le son, pour transmettre ce que je ressens.
SHARUNAS BARTAS, L’ART DE LA FUGUE
Le Lituanien esquisse dans «Peace to Us in Our Dreams» les contours d’un autoportrait endeuillé et désabusé.
Chaque plan scrute une beauté qui s’éloigne dans un rire assourdi. Photo Norte Distribution
«Prenez garde ! Voici Grosz, l’homme le plus triste d’Europe.» Ainsi s’était proclamé le peintre allemand George Grosz (1893-1959). Le titre étant resté vacant, voici Sharunas Bartas, l’homme le plus triste d’Europe. Et tout est dans l’avertissement, une menace : «Prenez garde !» Un cri, une violente parade, celle de l’absolue nudité qui désarme, ecce homo. Le nouveau film du cinéaste lituanien, dont les précédents font l’objet d’une rétrospective au centre Pompidou, à Paris (IVe), est un autoportrait et un monde. Une fenêtre et un miroir, tous deux brisés.
Dire d’un film qu’il est sincère, c’est d’habitude lui lancer un doux reproche, un prix de consolation. Peace to Us in Our Dreams est sincère, et inconsolable. C’est dire s’il est beau. Sa sincérité n’est pas une vertu, mais un scandale. On entend les sièges qui claquent. Qu’ils claquent ! Après le film, se lever ne sera plus jamais pareil.
Fêlure
Il y a peu de films vraiment tristes. Peut-être l’Homme à la peau de serpent, de Sidney Lumet, avec Marlon Brando, et peut-être celui-ci. Triste, non comme une bataille perdue avec l’irrémédiable, mais par l’épuisement qui s’empare de la main au moment de se saisir du remède. On peut toujours continuer à vivre, c’est ce qui est terrible. Le dire, c’est le scandale de la sincérité. Le voir, l’entendre, c’est à peine possible. Qu’est-ce qu’un film sincère ? Ça n’existe pas, et si ça existe, prenez garde.
Visages, paysages. Il n’y aurait en Peace to Us in Our Dreams que cela, si peu ? Et leur assemblage, l’apparence d’une paix entre eux, un frémissement qui passe des uns aux autres. Une maison au bord d’un lac, une forêt, une route dans la campagne. Visage d’un homme, le cinéaste Bartas lui-même. Face à lui, le visage d’une très jeune fille, sa fille, Ina Marija Bartaité. Et celui d’une femme, sa compagne. Un jeune voisin qui fugue, sa mère, des policiers qui le traquent. Un pêcheur, des chasseurs, des campeurs ivres. Il n’y a que ça, et il y a autre chose. Toute une crise, un tremblement de terre qui parcourt les visages, une détresse qui décompose les paysages. C’est le film d’une crise.
Ça commence sur une fausse note. La compagne, violoniste, dérape au milieu d’un concert, fait grincer l’archet sur les cordes, tourne sur elle-même en silence, éclate de rire et prend la fuite. La mélodie se sabote et se brise, la musique se tait pour nous faire entendre qu’il n’y a que du bruit et du silence, et que la fragile ligne de crête entre eux s’effondre à chaque seconde. Tout le film suit cette fêlure. Où chaque parole parle de l’impossibilité de parler. Où chaque plan scrute une beauté qui s’éloigne dans un rire assourdi.
Comment vivre sur la fêlure ? C’est le film d’un deuil, à la fois lancé vers nous et retenu, un visage d’actrice vu dans d’autres films qu’on n’avait pas oubliés : Trois Jours, Corridor, Few of Us… Celui de Katerina Golubeva, dans ces plans que le père retrouve sur la bande d’une petite caméra, et montre à leur fille avant de partir pour le lac.
La force qui triomphe ici a un nom inquiétant : l’inexpressif. Force paradoxale, concentrée. Liquide. Qui gagne sur les visages, sur les larmes, sur le lac, sur la forêt. Sharunas Bartas n’était peut-être pas ce grand cinéaste de la sensation, de l’émotion pure d’un pur cinéma, celui qui construisait pour nous les montants d’un refuge, le lieu d’un passage du temps. Voici l’homme, le cruel autoportrait, la sourde douleur, et autour de lui : celles et ceux à qui il ne peut rien exprimer. Pas même la tendresse qui est partout, pas même la violence qui la redouble. Le peintre George Grosz non plus, peut-être, n’avait pas voulu être l’homme le plus triste d’Europe, à l’époque de la fin de l’expérience, de toute expérience.
Vagabond
Mais c’est là l’héroïsme, l’avertissement, la menace : il ne s’agit pas de s’y complaire, de faire l’épreuve de la beauté du néant, de caresser l’inexprimable. Prenez garde ! Voici le héros muet, le corps de l’artiste debout et exténué. Il en appelle à une autre expérience, même si c’est pour la condamner, comme cette fuite mortelle du jeune vagabond. Il en appelle à une sortie, à une fugue, même désespérée. Voici un art qui en appelle à autre chose qu’à l’art, parce que l’art est sincère et inconsolable, qu’il est la plus triste des parades.
Les violons crient et se taisent : c’est un film pour la mère du vagabond, qui préfère les chants populaires lituaniens à Beethoven. C’est pour la colère inaccessible de cette femme. C’est encore un abri pour encore quelques mots, d’une fille à son père, mots trouvés dans la vie, contre la mort. C’est un film pour soi-même et pour tout le monde. Ce monde héroïque, endeuillé, impassible. Une bouteille à la mer, un message de crise : la vie sera toujours moins triste que les films.
Par Luc Chessel— 9 février 2016 libération.