UNE FEMME DANS LA TOURMENTE

L’HISTOIRE

Dans une petite ville de province au Japon, les petits commerçants commencent à ressentir de plus en plus fortement la concurrence du supermarché qui s’est ouvert depuis maintenant un an ; ils ne parviennent pas à rivaliser sur les prix et voient leurs clients se raréfier. Reiko (Hideko Takamine), une veuve de guerre, s’occupe seule depuis 18 ans de l’épicerie appartenant à sa belle-famille. Sa belle-mère et son beau-frère, Koji (Yûzô Kayama), qui vivent sous le même toit, ne lui apportent que très peu d’aide. Koji, son cadet de plus d’une dizaine d’années, mène une vie oisive et dissolue entre alcool et filles, ne prenant pas la peine de chercher un emploi. Les belles-sœurs de Reiko ont des projets concernant la boutique et font comprendre à celle qui s’est dévouée pendant tant d’années pour les faire vivre en faisant prospérer le magasin qu’elle serait avisée de se trouver un nouvel époux et d’aller désormais habiter ailleurs ! Mais Koji ose enfin avouer à Reiko que s’il reste vivre dans la maison familiale sans vouloir s’en éloigner pour retrouver du travail, c’est parce qu’il lui voue depuis toujours un profond amour. Sans qu’en retour Reiko lui fasse espérer quoi que ce soit, Koji devient du jour au lendemain assidu à la tâche et décide de ne plus fréquenter les endroits mal famés. Mais, jugeant désormais sa situation intenable, Reiko annonce qu’elle part trouver un mari dans sa région natale…

femme4

ANALYSE ET CRITIQUE

S’il est aujourd’hui encore méconnu du public occidental malgré environ 80 films au compteur, Mikio Naruse en est un peu fautif, n’ayant jamais cherché à attirer l’attention sur son travail. A cause d’une enfance malheureuse, il restera toujours complexé par ses origines qui feront de lui un éternel pessimiste ; il choisira, comme le feront la plupart de ses personnages, de vivre simplement et de se résigner à son sort sans rechercher une quelconque reconnaissance. Réalisateur très secret, il fut ainsi un peu relégué dans l’ombre par un autre cinéaste de l’intimisme familial, plus disert et œuvrant lui aussi dans le Shomin-Geki (films sur les gens d’origine modeste), Yasujiro Ozu. Naruse est pourtant dans son pays considéré comme l’un des cinq indiscutables maîtres du cinéma national de l’âge d’or classique aux côtés d’Akira KurosawaKenji MizoguchiTomu Uchida et Yasujiro Ozu. Dès le début des années 30, il mettra en scène des mélodrames où, comme dans Midareru, les femmes subissent déjà des sorts contraignants. Mais c’est seulement dans les années 50, avec Le Repas (Meshi), qu’il se mettra à explorer systématiquement toutes les facettes d’un cercle familial toujours en crise, devenant le cinéaste de la souffrance et de la douleur, atténuées cependant par des échappées furtives mais bien réelles sur le bonheur « illusoire » entrevu. Réalistes sans jamais sombrer dans le misérabilisme, mélodramatiques sans jamais aucune grandiloquence, engagés mais rarement militants, les films de Naruse – et Une femme dans la tourmente entre lui aussi parfaitement dans ce cadre – sont extrêmement nuancés et empreints d’un bel humanisme. Avec discrétion, ils observent avec minutie et lucidité et décrivent sans concessions les problèmes des gens de conditions sociales modestes tout en suivant l’évolution du Japon moderne.

Si elles abordent souvent les mêmes thèmes et utilisent la même famille d’acteurs, les œuvres de Mikio Naruse se révèlent bien plus sombres que les drames familiaux et intimistes de Yasujiro Ozu et développent un style et un ton totalement différents malgré ici et là un total refus du spectaculaire. Chez Naruse, nous ne retrouvons pas comme chez Ozu ce sentiment de plénitude, cette poésie du quotidien et des objets, cette atmosphère à la fois triste et apaisante, « guillerette » et mélancolique comme hors du temps. Son cinéma est bien plus rude, les dialogues plus triviaux, beaucoup de ses protagonistes souvent bien moins attachants et sympathiques ; en effet, Naruse ne cherche pas systématiquement à créer l’empathie ni à caresser le spectateur dans le sens du poil. Stylistiquement aussi, leurs films se reconnaissent facilement. Dans les années 50, Mikio Naruse, contrairement à Ozu, découpe ses films en plans relativement courts, les rythme par un montage rapide et d’imperceptibles mouvements d’appareil, multiplie les lieux et filme souvent caméra à l’épaule quelques plans-séquences en extérieurs (il fait beaucoup marcher ses personnages en un seul plan). Contrairement à son compatriote, il n’hésite pas non plus à se servir de longs travellings et utilise aussi presque systématiquement en fin de carrière le format large, le Tohoscope, qu’il maitrise parfaitement, son sens du cadrage paraissant très sûr. Une femme dans la tourmente (projeté aussi en France lors de festivals sous le titre Tourments) fait partie des derniers films du cinéaste ; il en a écrit lui-même l’histoire initiale. Pour la 16ème et avant-dernière fois, l’une de ses actrices les plus touchantes, Hideko Takamine, tient le rôle principal, celui d’une veuve de guerre effacée, dévouée et travailleuse, qui va être bouleversée par le fait d’apprendre brusquement l’amour que lui voue son beau-frère, de plus de 10 ans son cadet. Un protagoniste d’une grande pureté ; peut-être trop – nous fait comprendre Naruse – pour être en phase avec son époque qui voit pointer un égoïsme galopant.

femme3

Midareru est en gros divisé en trois parties. Le premier tiers est surtout consacré au portrait économique et social d’une petite ville de province japonaise durant les années 60, époque contemporaine au tournage du film. Il aborde la description d’une société en pleine mutation, en forte voie d’occidentalisation avec notamment l’arrivée de la consommation de masse suite à l’installation des supermarchés et leur marketing agressif, dispensant sans cesse leur publicité au travers de jingles et de musiques commerciales diffusées par l’intermédiaire de camionnettes sillonnant les rues. L’on côtoie tour à tour les petits commerçants se désespérant de voir leur clientèle se raréfier, n’arrivant pas à lutter avec les prix sacrifiés des grandes surfaces, ainsi que les patrons et employés de ces nouvelles structures commerciales. Magasins qui se révèlent être de nouveaux eldorados pour une population avide de dépenser, trop longtemps privée de loisirs et de choix concernant leurs achats. Une des premières séquences du film montre des employés de ce supermarché qui font comprendre qu’ils peuvent gâcher la nourriture au vu du prix dérisoire à laquelle ils l’ont achetée et devant le bénéfice qu’ils se préparent à faire, les clients allant désormais tous se tourner vers leurs produits quasiment moitié moins chers que chez les petits boutiquiers. On assiste alors à un concours bête et méchant de gavage d’œufs par des jeunes filles modernes qui seraient prêtes à tout pour gagner de l’argent, une nouvelle maladie qui va gangrener la société japonaise jusqu’au sein même des familles jusque-là traditionalistes. Dans celle qui nous préoccupe ici, les deux filles sont prêtes, par avidité, à évincer leur belle-sœur qui a pourtant fait prospérer l’épicerie presque 20 ans durant et qui leur a permis de vivre confortablement jusqu’ici, pour pouvoir placer leurs billes (leurs époux en l’occurrence) à la tête du magasin qu’elles souhaitent voir se transformer lui aussi en supermarché. Estimant que Reiko risque rapidement d’être de trop dans la famille une fois que leur frère aura lui aussi trouvé chaussures à son pied, les deux « harpies » lui font comprendre qu’il est temps pour elle d’aller « voir ailleurs ». Une description sociologique féroce et sans concessions de cette époque ingrate qui voit arriver à grand pas la surconsommation et l’appât du gain sans se soucier d’en laisser certains sur le carreau, au propre comme au figuré.

Le deuxième tiers débute à peu près au moment où Koji avoue à Reiko que s’il n’a jamais cherché de travail en dehors de la petite ville, et s’il ne souhaite pas quitter la demeure familiale, c’est parce qu’il a toujours été amoureux d’elle. C’est une partie plus romanesque et mélodramatique qui démarre alors, resserrée sur ce « couple » qui n’en est pas encore un. Une fois qu’il a eu le courage de cette confession intime, on voit le jeune homme, jusque là indolent et oisif, acquérir plus de maturité et évoluer sous nos yeux. Espérant que cet amour soit un jour partagé, alors que son leitmotiv pour argumenter sa vie dissolue était « Moi je vivrais chaque jour comme si c’était le dernier« , il arrête du jour au lendemain de fréquenter les bars et les filles pour se consacrer à aider Reiko à faire en sorte que leur petite épicerie ne périclite pas trop vite face à la concurrence. Frôlements, regards qui se cherchent, désirs inavoués qui se font subrepticement jour… c’est « l’histoire d’amour » qui est mise ici en avant, discrètement, avec délicatesse, par petites touches. D’ailleurs, alors que l’illustration musicale était jusqu’ici phagocytée par les ritournelles sirupeuses sorties de la camionnette publicitaire du supermarché, se développe désormais un thème d’amour utilisé jusqu’à plus soif et qui devient assez vite entêtant malgré son orchestration assez curieuse qui fait que, malgré sa beauté, la mélodie n’émeuve pas outre mesure ; ce qui correspond bien au style de Naruse, jamais grandiloquent. Nous sont ainsi dévoilés deux beaux portraits dont celui, superbe, de Reiko, admirablement interprétée par Hideo Takamine qui fait preuve d’une subtile délicatesse de jeu. Une femme fidèle, fragile et effacée dont l’abnégation émeut profondément d’autant que l’on ne sait jamais si son dévouement fut forcé ou non, si elle s’est vraiment épanouie dans cette vie laborieuse comme elle aime à le dire : « Je n’ai pas sacrifié ma vie ; je l’ai vécu » dira-t-elle à Koji après que celui-ci lui a lancé sans diplomatie qu’elle venait de gâcher 18 ans de sa vie, et même si auparavant il lui avoue avoir reconnu avec admiration de grands mérites : « On ne trouve plus de gens comme toi. Tu es d’une espère rare. ». Ce n’est pas le genre du cinéaste que de nous dévoiler l’opacité et les mystères des secrets cachés dans le cœur de ses personnages, et c’est au spectateur de se faire sa propre opinion même si certains regards et certains gestes en disent bien plus long que de grands discours. Si Reiko n’a pas été malheureuse, recevoir cette franche déclaration de la part de Koji l’a intérieurement secouée, réveillant ses aspirations à l’amour ; c’est peut-être seulement maintenant qu’elle remet en question ces dernières années à s’être donnée tant de mal pour une famille ingrate qui ne lui témoigne aucune reconnaissance.

femme2

N’arrivant pas à gérer ces afflux d’émotion, ces tourments venus sur le tard, la confusion qui règne en son cœur, la peur du « qu’en-dira t-on’, la pesanteur des conventions (qu’elle est pourtant la première à vouloir respecter au point de ne jamais porter de vêlements occidentaux comme la plupart de ses consœurs), Reiko décide de tout abandonner et de partir pour son village familial à l’autre bout du pays. Cette dernière demi-heure représente le climax émotionnel du film, Naruse abandonnant totalement non seulement le contexte économique et social jusque là mis sur le devant de la scène, mais aussi la ville dans laquelle se déroulait son intrigue, pour ne plus se concentrer que sur son « couple » en partance. Cette troisième partie débute un peu comme une comédie romantique américaine avec la découverte par Reiko du fait que Koji a décidé de tout abandonner pour l’accompagner, lui faisant croire que c’est pour vérifier qu’elle arrive bien à destination qu’il a pris le même train qu’elle. Ce dernier étant bondé, on voit Koji, au fur et à mesure de la descente de certains voyageurs aux différentes gares, se rapprocher de plus en plus de Reiko pour finir par faire le voyage en face d’elle. Les sourires se font jour, la complicité se met en place et cette longue séquence du train est un véritable film dans le film, une petite merveille de sensibilité qui se termine sur les larmes d’émotion de Reiko veillant tendrement sur le sommeil de son beau-frère à qui elle avouera peu après qu’en tant que femme, même si elle ne lui a pas répondu positivement, sa déclaration d’amour l’a non seulement rendue fière et heureuse mais l’a aussi profondément ébranlée dans ses convictions. Beaucoup d’intensité dans cette dernière partie qui culmine, sans préambule ni prévention, sans qu’un quelconque fatum se soit fait ressentir, par une dernière séquence qui devrait vous laisser bouche bée. Mais je ne vous en dirai pas plus sauf qu’à ce moment là, on se dit qu’il s’agissait bel et bien d’un mélodrame malgré une certaine légèreté de ton au début, malgré une certaine sécheresse de l’ensemble.

Un mélodrame simple, classique et épuré qui force l’admiration par son absence de sensiblerie, la rigueur de sa mise en scène et la progression implacable de son scénario, même si l’on aurait peut-être bien aimé en ressortir plus bouleversé ; comme chez Douglas Sirk, trop de retenue pourra décevoir les amateurs de mélodrames flamboyants, ce que le cinéaste japonais n’a d’ailleurs jamais cherché à faire, l’emphase n’étant pas sa marque de fabrique, pas plus que la poésie car, contrairement à Ozu, il reste pragmatique jusqu’au bout. En revanche, comme Ozu en fin de carrière, il se révèle plus pessimiste que jamais, ayant beaucoup de mal à se faire aux évolutions de la société moderne et occidentalisée. Quoi qu’il en soit, même si le constat du cinéaste n’est pas des plus radieux, il vous faudra du temps pour oublier le visage et la voix d’une grande douceur d’Hideo Takamine ainsi que le dernier plan sur son regard désespéré, alors que nous n’avons aucun mal à imaginer à ce moment-là une femme au cœur dévasté… tout comme le notre !